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LA COLONIE LOINTAINE Chapitre 9

12 Juin 2015 , Rédigé par Kader Rawat

Chapitre 9

La pitié, la pitié de le trouver malheureux l'avait décidée à s'abandonner à lui. Elle avait aussi besoin de tendresse et quand il s'était approché d'elle et l'avait enveloppé de sa chaleur, de cette senteur mâle elle s'était blottie contre lui pour se réchauffer. Jamais sensation de confort, d'assurance, de sécurité ne l'avait autant exaltée au point à s'abandonner à lui. Cette minuscule pièce obscure s'était apparue pendant un moment comme un immense palace scintillant et lumineux. Elle avait rencontré le bonheur éphémère qui avait fait tressaillir ses entrailles mais l'avait marquée d'un sceau qui ne tarderait pas de la trahir et qu'elle devrait porter comme une croix jusqu'à sa mort. Honte à elle de s'être livrée à l'homme en dehors des lois sacrées du mariage et si elle ne s'empressait pas de corriger son erreur elle risquait de voir tomber sur elle comme un glaive les malédictions des cieux. Cours pour fuir l'antre du péché et pour chercher refuge là, à l'abri des calomnies lancées à torts et à travers par les hommes de ce bas monde, expie tes fautes, demande à genoux pardon au Seigneur, prosterne toi à même le sol jusqu'à souiller la face cachée, défigurée, transfigurée pour demander grâces, acte salvateur qui seul peut mener à la rédemption, au repentir.

Julie aurait dû trouver des excuses pour s'absenter de son travail. Elle désirait se retirer dans un endroit isolé pour réfléchir de ce qu'elle devait faire. Tous les symptômes de la grossesse la rendaient malade et indisposée. Elle portait déjà le poids du péché dans ses entrailles et imaginait la consternation dans laquelle elle allait mettre son grand patron quand il apprendrait que son fils avait séduit et engrossé une bonne. Elle essayait de penser de ce qui allait se passer : la famille en grande réunion pour interroger le fils, des voix élevées pour démontrer l'exaspération des uns, la colère des autres, des déplacements rapides, brusques, des menaces, empressement des pas dans le couloir, dévalement des escaliers, cris, pleurs, hurlement pour démontrer le moment dramatique que vivait une famille. Et tout ça parce qu'il avait conçu un enfant avec une domestique.

Ne regarde pas en arrière comme la femme de Loth en fuyant Sodome et Gomorrhe pour ne pas se transformer en statue de sel. Continue droit devant toi en évitant les regards des hommes, fuis-les comme la peste, traverse la ville et cherche refuge là où personne ne pose de questions. Vis cet instant en complète communion avec Dieu. Lui Seul peut te sauver. Il connaît tout, Il comprend tout. Il est Bon et Miséricordieux. Confie-toi à Lui Seul. II saurait te montrer le chemin dans les embûches de la vie. C'est vers Lui que nous devrons tourner dans un moment de perdition.

Perdue au milieu de cette multitude des gens qui surgissaient de partout et se dirigeaient dans toutes les directions Julie pouvait à peine distinguer les magasins achalandés, les bistrots, les façades des bâtiments, les visages insignifiants des passants qui croisaient son chemin. Elle se dirigeait vers la gare pour attraper le dernier train qui devait quitter la ville. Le soleil qui dardait ses dernières lueurs jaunâtres sur l'étendue de la mer déclinait à la même vitesse que les ombres qui surgissaient derrière les bâtiments, les rochers, les montagnes et les arbres fortement ramifiés. Absorbée dans ses pensées en prenant place sur le siège au fond du wagon elle entendit résonner dans sa mémoire la voix de son grand patron qui s'adressait à son fils dans un langage véhément sur la honte qu'il les couvrait pour avoir fait un enfant avec une femme de chambre, sur la liberté qu'il avait toujours pris pour se comporter comme bon lui semblait et sur toutes les peines et les ennuis qu'il ne cessait de les apporter. Pour ne pas avoir à se confronter à la fureur d'un patron qu'elle avait déçu, envers lequel elle était ingrate elle fuyait la maison, elle fuyait la ville, couverte de honte pour avoir bafoué son honneur, pour avoir manqué à sa parole. Quel visage présenter à ses parents qui ne l'attendaient pas et qui allaient deviner qu'elle avait des ennuis? Ses yeux étaient rouges et larmoyants.

Ses idées étaient dans la confusion totale. Elle regardait défiler les paysages, remarquant à peine les maisons cachées derrière les bosquets et les bananiers. Cette machine infernale traversait les ombres obscures des bois. Les éclaircis causés par des interstices laissées par des arbres élagués apportaient à intermittence des brèves lumières jaunâtres du soleil couchant.

Julie était partie. Elle n’avait pas de destination. Mais elle voulait aller le plus loin possible pour oublier ses peines. Bakar n'avait pas attendu une seconde pour se précipiter dehors afin d'aller à sa recherche en parcourant les rues de la ville de long en large. Il scrutait les moindres silhouettes au loin, courait après elles pour constater que ce n'était pas Julie; il se comportait comme un éperdu, un effaré en se rendant dans des lieux où il espérait la retrouver. Elle s'était évanouie dans les ruelles obscures, derrière les façades décrépites des bâtiments, disparue, absorbée, enlevée de cet endroit enveloppé déjà dans la pénombre. Bakar ne gardait aucun espoir en regagnant la maison; son visage était marqué par l’inquiétude, la déception, le découragement et la résignation.

II faisait nuit quand Julie quittait le wagon. Il était trop tard pour s'engager dans les sentiers obscurs et lugubres qui menaient vers son village. Elle ne voulait pas non plus se présenter dans cet état devant ses parents pour éviter de leur donner des soucis. Elle connaissait une amie d'enfance qui s'était mariée tout récemment à un homme respectable et qui habitait dans une modeste maison de la ville. Elle lui avait rendue visite une fois et avait compris qu'elle menait une existence paisible. Elle décida d'aller frappait à sa porte pour demander hospitalité afin de ne pas passer la nuit dehors. Cette amie n'avait pas hésité, avec l'accord de son mari, de la recevoir, de lui offrir de la nourriture et de mettre à sa disposition une agréable petite chambre où elle avait pu dormir tranquillement ce soir là. Le lendemain matin elle s'était réveillée de bonne heure, avait remercié infiniment son amie et était partie vers son village.

Elle ne leur a pas appris ce qui s'était passé. Elle avait préféré ne pas rendre compte de sa situation. Elle avait dit qu'elle ne travaillait plus, qu'elle était fatiguée, qu'elle avait voulu se retrouver dans sa famille. Personne ne lui avait posé de questions. Elle espérait pouvoir régler ce problème pendant que ce petit bout de chair commençait à pousser dans ses entrailles.

Deux mois plus tard, Novembre 1938, par un temps affreux, des gens étaient venus annoncer que Monsieur Deschamps était grièvement blessé par un énorme tronc pendant qu'il aidait des hommes à abattre des arbres pour élargir les routes encore carrossables. Il succomba de ses blessures quelques heures plus tard. Cette disparition soudaine du chef de la famille portait un coup fatal à Mme Deschamps qui avait mit du temps à se remettre de la situation. Elle avait une santé fragile, se débattit pendant plusieurs jours d’une fièvre qui ne la lâchait pas, refusant de consulter un médecin, prenant des tisanes qu'elle préparait elle-même. Quelques voisines dont la maison se trouvait à proximité venaient lui rendre visite. Elles apportaient de la soupe et insistaient pour qu'elle boive afin de gagner de force. Julie faisait ce qu'elle pouvait devant la situation. Elle était désemparée, abattue, découragée et se sentait perdue. Elle apprit que le lopin de terre qu'ils occupaient était payé en partie et la dette contractée était importante. Les échéances de chaque terme payable tous les trois mois et échelonnées sur plusieurs années exigeaient l'économie d'une somme d'argent qu'il faudrait trouver pour honorer les créances. Quelques bœufs bien gras qu'il fallait nourrir, des cabris, des porcs représentaient de l'argent sûr s'ils trouvaient acheteur dans les meilleurs délais. Les cultures de légumes et les arbres fruitiers pouvaient faire rentrer de l'argent pendant quelque temps si un mauvais temps ne les détruisait pas tous. Mais comment une femme seule pouvait cultiver la terre et élever les animaux pour faire prospérer les affaires? Elle n'avait pas le même courage que son mari. Fabien était encore trop jeune pour assurer une telle responsabilité. Que faire quand il n'y aurait plus rien à vendre? Quelle contribution Julie pouvait apporter à tout cela? La situation se présentait désastreuse et si dans les jours qui suivaient des mesures n'étaient pas prises pour trouver remède, un avenir bien sombre les attendait. L'argent ne se gagnait pas facilement. II était absolument nécessaire d'aller le chercher, le trouver. Mais comment? Julie ne cessait de remuer toutes ces questions dans sa tête quand elle se retrouvait seule le soir dans sa chambre. Elle faisait des rêves prémonitoires dans lesquels elle voyait les animaux qui dépérissaient et gisaient sur un sol desséché loin dans les bois, les écuries et la basse-cour vides et dans un état lamentable, les plantations décimées et les champs dans la désolation. Le visage émacié de sa mère se réfugiant sous la véranda de la maison tombée en ruine et les corps de sa sœur Yvette et de son frère Fabien allongés par terre, elle-même avec un ventre énorme l'avait arrachée de ce cauchemar horrible et lui avait donné une telle frayeur qu'elle n'avait pas fermé l'œil le reste de la nuit.

Par un matin grisâtre du mois d’Avril, en se réveillant, Julie décidait d'aller retrouver son petit patron pour tout l’avouer. Elle était bien liée à lui par cet enfant qu'elle portait dans ses entrailles. Elle reconnaissait l'erreur qu'elle avait commise en voulant fuir. Elle aurait dû affronter la réalité. Était-elle la seule responsable? Pourquoi avait-elle agi comme une sotte? Avait-elle pensé que son absence aurait pu avoir de graves conséquences? Elle avait des excuses. Elle avait perdu son père et c’était suffisant pour justifier son absence.

Mais combien elle était stupéfaite quand elle apprit que le père de son enfant avait quitté le pays.

Personne dans la maison n'avait remarqué qu'elle était enceinte. Elle n'avait pas le courage d'en parler à qui que ce soit. Elle était condamnée à garder le secret et à porter son péché toute seule. Qui était le père de cet enfant qu'elle devrait mettre au monde plus tard. Ne devrait-elle pas le dire? Attendait-elle le moment venu pour sortir de son silence et informer le monde qu'elle avait fait un enfant avec son petit patron. Comment légitimer cet enfant innocent? Que faire pour lui donner une identité? Elle était perdue. Elle avait compris qu'elle avait sa part de responsabilité à assumer et maintenant qu'elle se retrouvait seule devant la situation, elle ne trouvait aucune solution, à moins que, dans un dernier recours... oh! Quelle pensée abominable, que Dieu la pardonne. Elle n'aurait jamais dû penser à cela. Elle aimait trop ce qui se manifestait en elle pour vouloir s'en débarrasser. Elle trouverait le courage de l'attendre, de le prendre dans ses bras, de lui donner l'amour dont il avait besoin.

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