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Une visite à Henry Payet

22 Avril 2016 , Rédigé par Kader Rawat

Une visite à Henry Payet

Une visite à Henry Payet

Frédéric savourait tranquillement dans sa chambre située à l'étage de la superbe maison de ses parents les plaisirs que lui avaient procurés les démarches sentimentales qu'il avait effectuées ces derniers jours et les joies qu'il ressentait en faisant surgir de son imagination les séquences entrecoupées de cette inoubliable matinée qui avait fixé ses sentiments à l'égard de cette belle étrangère qu'il avait hâte de rencontrer et de connaître. Il était d'une telle opiniâtreté que sans tenir compte de son milieu social, sans mesurer les conséquences de ses actions, sans se douter qu'il s'engageait dans une bataille où il risquait d'éprouver une grande déception, les jours qui s'ensuivirent préoccupèrent son temps à rencontrer les personnes susceptibles à le faire entrer en contact avec Madame Hoarau, la mère de Nathalie. Un après-midi, pendant que le soleil se déclinait au coin de l'horizon en projetant ses belles lueurs jaunâtres sur toute la partie de littorale où un chemin sablonneux, dont les deux côtés étaient jonchées des arbustes, des plantes arborescentes et de mauvais herbes, reliait la ville de Saint-Pierre à celle de Saint-Joseph, Frédéric se dirigeait dans une voiture d'occasion qu'il venait d'acheter, vers une distillerie de géranium située à Grand Bois. Il allait retrouver un vieux colon qui s'appelait Henri Payet et qui travaillait encore pour la famille du docteur Hoarau.
Henri Payet était le fils de ces pauvres blancs qui refusaient de travailler pour les autres et qui préféraient occuper une parcelle de terre par des contrats verbaux passé avec le propriétaire et qui s'appelait le colonat partiaire. Le nouvel occupant avait à distribuer au propriétaire un tiers de ce qu'il produisait sur une partie de terre qui ne lui appartenait pas. Henri Payet cultivait de la canne pour faire suite à ce que son père Joslyn Payet avait commencé cinquante années plus tôt. D'autres cultures, en particulier des agrumes complétaient une activité qui s'avérait rentable et qui permettait à ce colon prospère et travailleur de nourrir sa famille et de faire de l'économie pour réaliser des projets ambitieux ayant pour but de conforter son avenir et d'assurer sa position sociale. La petite maison construite sur cette terre démontrait combien Joslyn Payet, le père, croyait fermement que plus tard cette terre lui appartiendrait. Effectivement une proposition d'achat de ses terres occupées pendant presque une décennie faite au docteur Hoarau s'était soldée par l'établissement d'un contrat de vente dont le montant était considéré comme raisonnable par les deux parties et les années de labeur consistaient, pour la famille Payet, agrandie de plusieurs membres avec la naissance de nombreux enfants, à payer la dette contractée pour devenir à tout jamais propriétaire. Cette distillerie, équipée de plusieurs alambics, fut entièrement financée par le docteur Hoarau et située sur une partie de terre jouxtant celle d'Henri Payet. Ce dernier était choisi comme contremaître chargé à contrôler les travaux d'une dizaine d'employés laborieux que le docteur avait recrutés dans les quatre coins de l'île et qui lui étaient d'une grande dévotion. Cela fait dix ans déjà depuis qu’Henri Payet travaillait pour son compte sur ses terres et s'occupait de la distillerie qui lui permettait un gain supplémentaire qu'il utilisait pour payer les échéances de la dette qui n'était pas loin d'arriver à son terme. Le docteur Hoarau parvenait à exploiter la distillerie pendant quinze ans en envoyant régulièrement un grande partie de ses récoltes de géranium pour être distillées et lui permettait d'obtenir plusieurs centaine de bouteilles d'essence dont une partie était vendue à des prix intéressants aux marchands arabes qui abordaient le port de la Pointe des Galets dans des paquebots de Messageries maritimes. La grande étendue d'acacias qui couvrait plusieurs hectares de terres fournissait du bois nécessaire pour être brûlé sous les alambics. Les paillotes, disséminées dans la forêt plus loin, étaient les habitations des anciens engagés qui travaillaient les terres, plantaient les arbres, labouraient les champs.
Après avoir traversé le pont pittoresque au dessus d'un ruisseau dont l'eau tombait au fond d'une ravine, la voiture poursuivit sa route sur la partie côtière qui découvrait une bande de sable blanc assailli constamment par les vagues de la mer qui berçaient pendant la saison chaude de l'année nombreuses personnes qui s'y rendaient pour prendre un bain. L'usine de Grand Bois, responsable en grande partie du peuplement de la région, se pointait au loin avec sa chaume en Vacoas et, les habitations qui se trouvaient à peu de distance indiquaient déjà la prospérité des habitants du quartier, tous des travailleurs désireux de mettre au service des autres leur courage et leur bonne volonté dans l'espoir de construire une vie agréable et pleine de promesse. La statue érigée devant l'usine trompait souvent les passants qui se découvraient la tête en croyant qu'il s'agissait d'une église.
Il était bien tard quand Frédéric s'engageait dans le chemin menant vers la maison de Monsieur Payet. Le bruit du moteur attirait l'attention de deux chiens de race qui ne cessaient d'aboyer en suivant le véhicule qui continuait sa route vers l'habitation. L'ombre que projetait la maison à étage, construite tout récemment, se contrastait avec la cime de plusieurs tecks d'Arabie dont les feuilles jaunâtres étaient illuminées par les derniers rayons du soleil. Les tecks, dont le bois est de bonne qualité, furent introduits dans l'île pour abriter les caféiers de même origine. Une grande partie de la plaine détachait la maison de ces décors grandioses. Des hommes et des femmes, recourbés par une journée de travail acharné, exténués par la fatigue, le front bruni par le soleil, perlé de grosses gouttes de sueurs qui ruisselaient sur leur corps luisant, achevaient dans le silence du crépuscule les tâches commencées très tôt le matin. Le sol en pente et caillouteux fut défoncé et ameubli par la charrue. Les rigoles furent creusées dans ces terres remuées et recouvertes d'engrais, et les herbes étaient sarclées. Entre les sillons où divers instruments aratoires gisaient à même le sol, des femmes se pliaient pour déposer les morceaux des cannes, pour semer les graines, pour mettre des plantes. A côté, le contremaître, portant des bottes entachées de boue, un pantalon et un paletot kaki et un casque colonial de couleur blanche, dirigeait les travaux et donnait les dernières instructions. Frédéric longeait un enclos parsemé des écuries, d'une bergerie, des poulaillers et d'une basse-cour. Une variété d'animaux de différentes races et origines se trouvait dans cet espace limité. Un domestique accourait pour calmer les chiens et les ramener à l'arrière de la maison.
Frédéric garait la voiture sous un énorme acajou de Sénégal muni de gigantesques contreforts et dont le tronc était recouvert d’écorces en forme d’écailles. L'arbre se présentait comme un bouquet à haute futaie dont les feuilles étaient suspendues au bout des rameaux. Cet arbre fourni un extrait aqueux utilisé autrefois pour lutter contre le paludisme parce qu'il contient de la quinine; l'on guérissait également les maladies de la peau telles que varicelles et lèpres; l'écorce posée en cataplasme sur les brûlures graves et les blessures agit comme un bon cicatrisant. En approchant la maison à pied par un sentier recouvert de sables blancs et bordé des vacoas, des aloès et d'une variété des agaves et des cactus, Frédéric pouvait admirer l'aspect rustique de la maison dont le toit en bardeaux, les murs en pierres de taille, la varangue soutenue par des piliers en bois de fer et décorée de mezzanines; les côtés étaient plantées des cocotiers et une rangée de filaos et de pins colonnaires complétait le décor.
Un jardin composé de plusieurs massifs plantées des marguerites, des rosiers, des tulipiers, des bégonias, séparé par des allées pavées menait vers un kiosque au chaume composée des feuilles de latanier, à une sortie vers l'est et à une autre sortie vers l'ouest. La devanture de la maison se trouvait dans la partie nord et fit face à la mer; la partie sud qui dominait un grand bassin à l'embouchure d'une ravine était clôturée par une haie haute de deux mètres et protégée des fils de barbelés fixés aux poteaux placés à quatre mètres de distance l'un de l'autre et qui firent le tour de la maison. Les autres parties de la propriété rassemblant une vingtaine d'hectares de terres étaient réparties en plusieurs parcelles de terre recouverte de diverses plantations agricoles exploitées à grande échelle et comprenant essentiellement des produits dont les cours étaient encore élevés. Dans le ciel bleu pale taché des lambeaux de nuages, au delà des montagnes, des tourterelles, des serins, des moineaux, des perdrix volaient à basse altitude pour gagner probablement leurs nids quelque part dans les hauts. Du côté de la mer des hirondelles et des pailles en queue tournaient toujours et attendaient l'heure pour rejoindre leur repaire dans des arbres situés sur les côtes et sur les flancs des falaises. A cette heure-ci Henri Payet n'était pas encore rentré à la maison. Mme Payet était venue ouvrir le portail en bois de fer couleur verte pour accueillir Frédéric qu'elle connaissait déjà. Elle le proposait d'entrer et d'attendre l'arriver de son mari. Il pourrait entre-temps siroter un bon cocktail de jus d'ananas et de mangue dont Mme Payet connaissait le secret. Il était tenté par la chaleur qu'il faisait de se désaltérer et de se reposer un peu mais le peu de temps qu'il lui restait avant que la nuit n'enveloppât la région dans l'obscurité totale ne pouvait pas le permettre de telle fantaisie. Il préférait aller retrouver Henri Payet en prenant un raccourci qui menait vers la plage et en poursuivant sa route vers la distillerie qui se trouvait deux kilomètres plus loin. Une forte odeur d'essence de géranium lui indiquait qu'il approchait sa destination. Henri Payet s'apprêtait justement à sortir quand il aperçut Frédéric qui se dirigeait dans sa direction.
Henri Payet et Frédéric Grondin se connaissaient bien pour avoir traité ensemble plusieurs affaires dont l'un et l'autre en avait tiré profit. Homme d'une cinquantaine d'année, de haute taille, corpulent, le front protubérant, la bouche cachée sous une moustache touffue, les yeux enfouis sous des arcades décorées d'épais sourcils, les pommettes saillantes, les joues imberbes, les cheveux longs et grisonnants, Henri Payet ressemblait à ces paysans dotés d'un courage exemplaire, d'une force difficilement exhaustive par des travaux assidus, d'un moral affermi par les combats durs qu'ils auraient dû mener le long de leur existence et d'une confiance installée en eux par les belles perspectives perçues pour l'avenir. Combien de fois n'avait-il pas suivi les conseils de Frédéric Grondin en préservant ses récoltes et en attendant le moment propice pour les vendre à des prix intéressants quand les cours étaient à la hausse? Et combien n'était-il pas reconnaissant envers cet homme qui sût lui permettre de réaliser de gros bénéfices dans ses affaires en refusant à chaque fois avec cette même amabilité d'accepter de récompense. Frédéric Grondin savait que toute la valeur, toute l'importance des services rendus diminuait par l'infime récompense acceptée. Il voulait tout simplement prouver qu'il était un ami, pas le meilleur peut-être, mais un ami honnête qui ne cherchait pas à tirer avantage. Il l'avait fait sans aucune arrière pensée, ni même concevoir l'idée qu'un jour lui-aussi aurait besoin de demander service. L'existence est telle que personne ne peut dire qu'il peut se passer de l'aide de son prochain.
Henri Payet n'aimait pas parler beaucoup. Ne sachant ni lire ni écrire il avait pris l'habitude dès son jeune âge de prononcer peu de mot et d'écouter beaucoup. La vie champêtre qu'il menait ne lui donnait pas l'occasion d'engager beaucoup de conversation avec ses proches. Ensuite il préférait parler dans la stricte nécessité pour éviter de dire des bêtises. Mais Frédéric savait comment le mettre à l'aise et quel sujet aborder pour lui arracher de la bouche, du fond du cœur, de son esprit tous sentiments entassés, toutes histoires enfouies, toutes connaissances renfermées et condamnées. Henri Payet était un homme fatigué par le travail, et son esprit était plutôt occupé à passer en revue les événements de la journée pour se rassurer qu'il n'avait rien oublié comme font ces travailleurs consciencieux. Il avait l'habitude, après avoir fermé le hangar où les distilleries étaient installées, de rentrer directement à la maison pour prendre un bain afin de se débarrasser de cette odeur de géranium qui collait à sa peau. C'était une odeur forte qui faisait tourner la tête de ceux qui n'étaient pas habitués à la respirer. Frédéric Grondin était lui-même gêné par l'émanation de cette odeur. Les deux hommes échangeaient les formules de politesses en s'engageant dans un étroit sentier recouvert des coraux quand l'atmosphère commençait à assombrir; le soleil s'engouffrait dans une énorme masse nuageuse suspendue au-dessus de l'horizon.
— Tu restes dîner ce soir, Frédéric. Il n'est pas question que tu reprennes la route tout de suite. Je profiterai pour te faire goûter une spécialité que je viens de mettre au point.
— Bah! Encore ces liqueurs que tu fabriques avec le jus de la canne! Je ne tiendrai pas le coup. C'est trop fort. L'autre fois j'avais à peine commencé à boire que ma tête s'était mise à tourner. Je t'en supplie. Surtout pas ça.
— C'est pas du tout pareil. Tu verras, c'est plus léger, plus raffiné et le goût est différent. Tous ceux que j'ai fait goûter l'ont apprécié. Ensuite ils m'ont demandé la composition. Ils ne sont pas si bêtes.
— Évidemment, si c'est pour t'attirer des ennuis, vaut mieux rester en dehors de tout ça. Tu connais bien combien de contrebandiers se font attraper tous les jours et quelle punition leurs sont réservée? Tu as bien fait de ne rien dire. Tu imagines si une seule fois ton nom est prononcé ou cité auprès des hommes de loi? Tu seras à tout jamais emmerdé.
— Attention. Ce n'est pas du rhum, ni cette espèce de l'arak pour lequel les fabricants sont si sévèrement réprimée par la justice. Le mien est du vin de la canne, donc moins agressif et avec une saveur qui rend la consommation agréable et son goût léger et doux est très apprécié. Justement j'ai l'intention de le mettre sur le marché et d'en garder l'exclusivité. Tu sais Frédéric, j'ai mes petits secrets et avec l'aide d'un pharmacien retraité rencontré à Saint-Joseph des multiples expériences ont été faites et ont permis de fabriquer une boisson qui pourrait se vendre bien.
— Tiens, tiens. Tu as l'intention d'enivrer toute la population avec ton vin pays. Tu auras des milliers de litres à fabriquer alors. Je prendrai bien un peu de ton vin ..., dis donc tu dois trouver un nom pour l'appeler ce vin si tu veux le commercialiser.
— J'ai pensé au vin de Bourbon. Qu'en dis-tu?
— Pas mauvais du tout. C'est un nom qui rattache parfaitement le produit à son pays. L'île fut bien appelée Bourbon autrefois et la canne à sucre a toujours été parmi ses cultures principales. En ce qui concerne le vin de Bourbon, je te donnerai mon avis quand j'aurai goûté. Pour l'instant je ne peux rien dire.
— Très bien. Maintenant Frédéric, dis moi. Que me vaut l'honneur de ta visite? Si tu es de passage dans la région et tu as eu l'envie de me voir, cela me fait grand plaisir. A moins que tu te rends à Saint-Joseph chez des parents.
— Pour te dire franchement Henri j'ai à te parler d'une affaire personnelle. Mais comme il n'y a rien qui presse j'attendrai que nous trouvions un endroit discret pour t'en parler. J'accepte volontiers ton invitation à dîner si cela ne va pas déranger Mme Payet.
— Tu parles de dérangement seulement en partageant notre repas! Tu sais très bien que mes enfants sont tous mariés et sont allés vivre en ville. Ici, dans cette maison il ne reste que ma femme et moi et mon vieux père de soixante-quinze ans qui est presque cloué dans un fauteuil. Rodiguez, le fils d'un fidèle domestique s'occupe de lui matin et soir. A cette heure-ci il est déjà couché. Il a gardé cette habitude de se coucher en même temps que le soleil.
En approchant la maison par le sentier qui longeait la plage, les deux hommes pressaient les pas pour ne pas se voir dépassés par l'obscurité qui enveloppait la région à grande vitesse. Mais avant de pénétrer dans le jardin, Henri avait remarqué la voiture rangée sous l'arbre.
— C'est ton nouvel engin?
— Oui. Je viens de l'acheter à un ami du ministère des ponts et chaussées qui rentre en France avec sa famille. Je lui avais trouvé de bons acquéreurs pour ses meubles de grandes valeurs et du temps de la Compagnie des Indes. Ensuite pendant longtemps nous entretenons de bonnes relations. Quand son père se retrouvait pour la première fois à la Pointe des Galets avec sa femme et deux petits enfants, c'était mon père qui les avait aidés. Ils étaient perdus et ne savaient où aller. Père les avait trouvé un logement et s'était occupé d'eux jusqu'à ce qu'ils s'étaient fixés quelque part en ville. J'ai connu le fils bien plus tard. Son père l'aurait assurément mis au courant de cette histoire. Un lien permanent s'est établi entre cette famille et la notre. Il avait voulu faire preuve de reconnaissance en me vendant sa voiture à un prix raisonnable. A vrai dire je n'étais pas intéressé à l'acheter. Je lui ai fait comprendre qu'il pourrait tirer une bonne somme mais il avait absolument voulu que je gardais un souvenir de sa famille et avait insisté pour que j'achète sa voiture.
— Ce n'est pas du tout une mauvaise affaire que tu as faite. Premièrement tu pourras venir me rendre visite de temps à autre. Ensuite, le travail que tu fais nécessite un moyen de locomotion. L'inconvénient est que tu dois éviter de l'utiliser la nuit. La route est incertaine et dangereuse et les chemins ne sont guère en bon état. De ce fait bien évidemment tu passes la nuit ici et reprendra la route si tu le désires demain. Je ferai également préparer une chambre pour ce soir. Ainsi nous aurons tout notre temps et nous pouvons parler jusqu'à fort tard.
— A vrai dire j'avais cru pouvoir atteindre Saint-Joseph à la tombé de la nuit en passant une demi-¬heure chez toi. Mais je me suis trompé. Je te remercie de l'hospitalité mais j'aurais aimé avoir l'accord de Mme Payet.
En pénétrant dans la maison, Henri alla retrouver sa femme et l'avertit qu'il y avait un couvert de plus pour le soir et une chambre à préparer à l'étage. Il y avait un invité. Mme Payet avait déjà prévu le couvert et allait justement demandé à son mari de retenir le jeune homme pour la nuit. C'était déjà fait. Suzanne était prévenue. Suzanne était la bonne qui travaillait chez les Payet depuis qu'elle était bien jeune. Elle était la fille d'un couple d'engagés indiens qui travaillaient dans les champs des autres propriétaires qui habitaient de l'autre côté de la rivière. Henri Payet, une fois en passant devant une de ces paillotes qui abritaient ces engagés, avait remarqué sur le pas de la porte cet enfant malingre, maigrichonne et abandonnée. Il avait parlé à ses parents qui avaient accepté de lui remettre l'enfant destinée à travailler dans la maison contre de la nourriture, hébergement et une vie saine. Ce couple d'engagés étaient contents d'apercevoir qu'un de leur nombreux enfants avait trouvé un toit et n'en demandaient pas plus. Ils venaient de temps à autre prendre de ses nouvelles et aperçurent à chaque fois qu'elle s’embellissait et devenait plus belle. Ils retournèrent vivre dans leur paillotes le cœur rempli de joie et l'esprit tranquille. Henri Payet les récompensait souvent des graines, des légumes et des fruits. Pendant que Frédéric attendait sous la varangue, Suzanne se présentait avec un plateau artisanat fabriqué des feuilles de vacoa tressées sur un carton dur en forme rectangulaire, et contenant une carafe remplie de jus de fruit, un grand verre et une petite serviette à éponge.
A dix-huit ans Suzanne était une jeune fille épanouie. Un corps élancé se cachait sous des vêtements modestes; la peau lisse et huilée était brunie par le soleil; de grands yeux marron foncés brillaient d'affections que ses patrons la couvraient; de longs cheveux noirs et luisants dépassaient les hanches; elle reflétait bien ce personnage d'aspect asiatique dont les manières douces et mesurées, le caractère docile, le comportement habile et l'intelligence raffinée donnaient une apparence améliorée et remplie de qualités. Suzanne déposa le plateau sur une table ovale en bois. Un fanal accroché à la poutre par une chaîne permettait d'étudier ses démarches qui laissaient échapper certaines grâces que seules les femmes en connaissent les secrets. Elle avait en plus une voix douce quand elle demandait:
— M'sieur veut que je lui sers tout de suite?
— Non, merci.
— Si M'sieur désire autre chose, je suis juste à côté.
Frédéric attendait que Suzanne disparaisse derrière la porte pour tourner ses regards vers le ciel afin d'admirer les multitudes étoiles qui brillaient. Entre-temps, Henri Payet était allé prendre son bain, changé de vêtement et se présentait un peu plus tard comme une personne soulagée, fraîche. Frédéric tenait dans sa main un verre de jus à moitié rempli et se tournait vers son ami quand ce dernier appela Suzanne qui accourait et se présentait devant la porte:
— Oui patron.
— Va dans la cave et emmène moi une bouteille de vin rangée sur les étagères au fond. Fais vite petite et ensuite prends deux verres quand tu passes dans la cuisine.
— Oui patron.
— C'est une fille superbe. J'ai déjà trouvé un jeune homme travailleur pour la marier. Je lui ai parlé et il est d'accord mais je préfère attendre encore un peu. Je pense aussi. Sans elle comment est-ce que nous allons faire? Elle est comme notre propre fille. J'ai déjà pensé de la donner cette maison qui se trouve tout près du bassin. Elle est encore en bon état et n'est pas loin d'ici. Elle pourra venir travailler chez nous. Son futur mari s'occupera des terres. Je leur donnerai une parcelle de terre pour qu'ils puissent planter, élever des animaux et vivre. Bien, maintenant je suis prêt à t'écouter. Qu’as-tu à me dire de si personnel.
— Et bien il s'agit de la fille de Mme Hoarau, l'épouse du docteur, ton ex-propriétaire.
— Mon ex-propriétaire et mon patron. Puisque je m'occupe encore de ses distilleries. Et qu'est-ce qui se passe avec sa fille? Ne me dis pas que tu es tombé amoureux d'elle.
— C'est justement le cas.
— Et qu'attends-tu de moi?
— Présentez-moi à cette famille.
— Te présenter à cette famille? Il faut que je trouve un bon prétexte. Et si tu veux être un bon prétendant, tu as intérêt de faire bonne impression la toute première fois. Mais je ne promets pas que tout puisse se passer bien. Si tu veux être présenté, ce n'est pas vraiment un problème. Il y existe tellement d'occasions que ce n'est pas cela qui va nous manquer. Et tu as intérêt de te mettre sur tes gardes et d'être sûr où tu mets les pieds. Je connais cette famille de longue date et tu dois toujours t'attendre à des surprises.
— Et si tu me parles un peu de cette famille que tu connais si bien, peut-être que je comprendrai davantage ce que je dois faire.

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