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Une île lointaine

21 Juin 2019 , Rédigé par Kader Rawat

 

Chapitre 2

Les bosquets étaient lugubres et ternes; les champs labourés par les esclaves la veille étaient humides encore par la rosée du matin; les plaines herbeuses étaient entassées de détritus où quelques animaux laissés dès l’aube par les habitants erraient; les portes des habitations, habituellement ouvertes à cette heure-ci étaient encore fermées. Omar eut le pressentiment que des choses étranges durent se passer durant la nuit. Des mystères semblaient planer au-dessus de la ville; ses yeux étaient habitués à voir se dérouler le rythme d’une vie qu’il connaissait. Il portait grands témoignages de son environnement et il ne pouvait se tromper; il demeurait pourtant devant un spectacle qui lui rendait perplexe et mélancolique; d’un pas mal assuré, titubant, comme pris d’un étourdissement soudain, dû peut-être à la mauvaise nuit qu’il avait passée, il se dirigeait dans la direction du quai; c’était bien là son but; il apprit de la bouche d’un cavalier pressé, effarouché, l’insurrection qui causait des troubles, des désordres, des frayeurs dans le cœur et dans l’esprit de la population.

Au lieu que les rues accueillaient les habitants, se remplissaient des tumultes aux décors grouillants de la ville, un aspect bien différent régnait partout. Les cris des enfants s’étaient éteints derrière les murs des maisons; ils étaient cloîtrés, condamnés à ne plus jamais laisser échapper dans l’air frais du matin ces voix remplies d’un chant mélodieux, voix innocentes qui d’habitude perçaient les ondes de l’espace, traversaient de longues distances pour aller se perdre dans les bruits fracassants de l’océan; l’absence des grincements des roues des charrettes remplies de marchandises et qui cahotaient dans les chemins défoncés, hissées dans un tintamarre par des esclaves robustes, et disparues ce matin là de la circulation était la preuve qu’il se passait des choses drôles, étranges, singulières. Omar lui-même parvenait avec grande peine à comprendre; les grondements des tonneaux sur les trottoirs, les bruits des sabots sur les pavés s’étaient tous tus; l’absence des habitants de la ville, des marchands du quartier, des étrangers jetait une atmosphère de tristesse et de désolation qui faisait peur, qui éveillait la crainte dans l’esprit; toutes activités s’étaient évanouies derrière l’ombre d’un cauchemar que l’île aurait dû bien vivre ces dernières heures, genre de malédiction qui aurait frappé tout un chacun qu’ils cherchaient à panser leurs plaies derrière les façades remplies d’ombre et d’obscurité; la vie semblait si mystérieusement volatilisée et les événements survenus étaient difficiles à expliquer et Omar lui-même, en voulant éclaircir son esprit, demeurait incertain et sceptique; il poursuivait sa marche solitaire courageusement dans les rues désertes.

Les portes étaient verrouillées de l’intérieur, derrière lesquelles se trouvaient aux aguets des moindres bruits singuliers qui leurs parvenaient à l’oreille, les citoyens, dans l’unique but de protéger leurs familles innocentes et sans défenses, les armes à la main, prêts à surgir sur quiconque voulait les perturber dans leur vie; les citoyens attendaient dans un silence absolu, non sans crainte de se voir d’un moment à l’autre attaqué, submergé même par quelques esclaves marrons ou autres espèces de ce genre bien décidé, les hachettes à la main ou autres instruments sanguinaires tels que serpes, sabres, faucilles, couteaux qui leur tomberaient dessus comme le glaive, les tranchant la gorge d’un seul coup sec, ou le crâne, faisant répandre la cervelle sur le parquet, alors que le corps, giclant de sang comme le jet d’une fontaine bouchée, tombait en amas de chair inerte, dans un bruit fracassant. Dans une chambre noire comme de l’encre, sans avoir le courage de pousser un cri, de prononcer une seule parole, tant la voix ne voulait pas sortir de la gorge serrée, alors que des silhouettes informes se déplaçaient et que, dans un désordre qui bousculait meubles et vaisselles, maîtres et esclaves s’entrelaçaient, gesticulaient comme dans un ébat amoureux pour s’achever dans l’assouvissement d’une vengeance si longtemps restée insatisfaite et qui demeurait le facteur principal de tout ce qui aurait motivé ces actes de barbaries qui se terminaient dans le carnage, dans la mutilation sans exemple, n’épargnant ni femmes ni vieillards ni enfants.

Quelques fenêtres des premiers étages des bâtiments s’entrebâillèrent et se renfermèrent - clap - démontrant à quel degré les habitants étaient devenus soupçonneux; la terreur de toutes ces pensées que les renvoyait leur imagination, jouait sur leur conscience, ne les laissant aucun moment de répit. La rumeur de ce qui fut advenu à la famille Thomas Derfield - dont l’histoire demeurait mystérieuse dans toute sa démesure - se répandait dans toutes les maisons de sorte à installer dans l’esprit de toute personne la crainte qu’un sort semblable les attendait, horreur qu’ils avaient bien du mal à soutenir, leur esprit étant bien trop faible pour supporter l’écho de tous ces malheurs qui pourraient leur tomber dessus.

Tandis que sur la ville une atmosphère de peur semblait régner partout, Omar, de son imagination troublée, confuse, de son oeil de suspicion et de méfiance, hésitait à poursuivre plus loin sa marche quand il remarqua dans un carrefour, tout près des casernes, des cavaliers qui surgissaient comme des fantômes pressés avant de disparaître derrière un nuage de poussière, ayant l’air d’être poursuivis par le diable. Omar ne pouvait aucunement ce jour là réaliser ce qu’il avait l’intention de faire : de s’acheter un esclave. Il pensait à sa petite fortune et décidait de ne pas se risquer dans les rues; malgré son état délabré, pitoyable, un malheur pouvait lui arriver, lui achever l’existence là où il ne l’aurait jamais attendu. Il décida de reporter ses démarches dans un jour bien plus propice, imaginant que le destin ne voulait pas qu’il procurât son esclave ce jour si néfaste. Bien qu’il remarquât que les gens rasaient les murs furtivement pour rentrer chez eux, il n’abandonna pas l’idée de se renseigner à la première occasion ce qui avait bien pu se passer pour que les choses lui semblent inhabituelles. Et pourtant ce qui se passait non loin de lui ne pouvait demeurer un mystère ni un secret pour personne. Les hommes s’étaient regroupés au fin fond des bois, se déplaçant dans l’orée opalescente du matin comme des silhouettes macabres avec entre les mains, baïonnettes, poudre d’escampette, fusils et tous les accessoires nécessaires pour une défense bien organisée que la garnison avait bien voulu mettre à la disposition des braves défenseurs et qui furent trimballer, dès l’aube, dans des chariots formant des caravanes sur les divers sentiers qui relièrent la ville aux différents quartiers de l’Ile. Tout en choisissant des positions stratégiques sous le commandement d’un officier de la milice, dans l’unique but de porter main forte à la garnison et de renforcer les régiments composés de quelques maigres poignées de soldats, ces défenseurs parmi lesquels s’étaient joints bons nombres d’esclaves bien décidés à rester aux côtés de leurs maîtres, des affranchis, des jeunes garçons poussés plus par la curiosité, par une aventure palpitante que par aucune raison bien plausible à définir leur présence dans ces lieux, tous ces défenseurs attendaient le moment décisif, le surgissement de ces esclaves révoltés comme l’ombre du démon dans l’effroyable obscurité du bois, rempli déjà des bruits sinistres parvenant des régions lointaines dans un silence bien effrayant, un silence de mort, un silence qui leur fit frémir jusqu’aux leur moelle, leur donnant envie de fuir, de ne plus jamais retourner dans ces lieux où les uns à plat ventre, les autres tapis dans le creux d’un arbre, ou derrière un taillis, dans un fossé, ils attendaient avec une inquiétude infinie, le glaive leur tomber dessus, la mort les surprendre dans leurs positions embarrassantes, les pieds longtemps engourdis, les mains ayant perdue toute énergie et les jambes recroquevillées pouvant à peine se remuer, l’esprit tari dans une frénésie incommensurable.

A un croisement de chemin, après qu’il ait assisté dans la perplexité au passage des esclaves enchaînés dans un long et languissant traînement de chaînes sur la terre dure des sentiers, escortés par un nombre inhabituel de soldats, Omar rencontrait un prêtre qui se dirigeait vers un presbytère au centre ville.

– Bonjour révérend, dit Omar, en s’arrêtant au bord de la route, essoufflé.

– Bonjour vieux Cheik, répond le Révérend, mais qu’est-ce qui vous emmène de si bonne heure et à un moment si inopportun dans ce quartier de la ville? Seigneur, vous tremblez. Vous devez ne pas vous sentir bien. Laissez-moi-vous accompagner jusque chez vous. Où voulez-vous que je vous emmène à notre diocèse? Nos frères prendront soins de vous.

– Non, merci Révérend. Vous êtes bien aimable. Mais le Bon Dieu me donnera du courage. Je ne suis pas si mal que ça. Dites-moi, mon Révérend, j’ai entendu parler d’une insurrection. De quoi s’agit-il? Je ne comprends presque rien malgré le peu d’explication qu’un malheureux cavalier m’a fournie.

– Ah ! Ça, vieux Cheik, je m’en doutais que vous ignorez tout pour vous trouver à vous promener jusqu’ici par une période pareille. Eh bien ! Durant la nuit il y eut une révolte des esclaves et beaucoup de maisons ont été brûlées, des granges, des champs de cannes et plusieurs centaine de personnes, des femmes, des hommes, même des esclaves tués, massacrés.

– Est où est-ce que cela s’est passé, Révérend? demanda Omar Cheik, inquiet.

– Dans le nord de l’Ile, dans les quartiers de Pamplemousses, de Rivière du rempart.

– Est-ce qu’on a pu capturer les responsables?

– A ce qu’il parait, l’instigateur de cette révolte, un certain Blake, aidé par les pirates, par des esclaves et même par des mercenaires a pu s’enfuir, soit caché quelque part dans l’île, soit en train de voguer quelques part en mer. Il avait emmené avec lui, la fille d’un riche colon, une certaine Roseline Derfield, pour lequel il travaillait comme régisseur. On parle aussi d’un nommé Charles, son antagoniste qui seul avait osé lui tenir tête malgré le peu de pouvoir qu’il détenait. Le Gouverneur est actuellement préoccupé à trouver remède à la situation et à se rendre dans les lieux pour constater les dégâts. Les soldats sont mobilisés et des détachements de régiments sont expédiés dans divers quartiers pour prendre contrôle de la situation. Plusieurs esclaves ont été capturés et seront exécutés, pendus sans qu’aucun jugement ne leur soit rendu. Ce Charles, dont je t’ai parlé, se représente comme un prodige, une personne dotée d’un pouvoir si extraordinaire, certains prétendent que c’est un illuminé qui seul pouvait apporter toutes les lumières sur les ténèbres qu’englobe actuellement cette affaire. Mais jusqu’à maintenant on ne l’a pas encore retrouvé, on est en train de le chercher partout parmi les décombres et les cadavres jonchés de-ci, de-là dans les plaines.”

Omar, en entendant cela, ne put prononcer aucune parole et bien que le Révérend lui fit ses adieux en s’éloignant dans la direction opposée, Omar demeurait longtemps dans une profonde réflexion ne sachant quoi faire dans cette situation si confuse. Tout en imaginant pouvoir se rendre sur le lieu par un moyen de transport qu’il n’aurait pas de peine à trouver, pensant à la charrue que pouvait lui emprunter Ragounadan un coolie qu’il connaissait de longue date et auquel il avait rendu de grands services, Omar se disait qu’il lui serait fort possible d’aller voir de ses propres yeux ce qu’il parvenait avec du mal à concevoir dans son imagination, malgré que de sa vie il ait vu des choses bien plus pires que ce qu’on lui avait raconté.

En retournant sur ses pas dans la direction de sa demeure, Omar constatait que les rues étaient moins désertes et que des gens commençaient à quitter leur demeure avec un esprit plus rassuré, moins frustré ; sur leur front se dessinaient des signes d’inquiétudes tout de même et leurs yeux demeuraient hagards aux moindres mouvements singuliers. Omar ne put s’empêcher de se demander si ses jugements ne lui faisaient pas défaut et si une résolution aussi brusque que d’entreprendre ce déplacement comme il l’avait prise dans son imagination ne contraignait pas sa santé par la suite.

– Non, se disait-il, ne connaissant de ce type, ni le sens de sa moralité, ni l’étendue de son honnêteté, ni la qualité de son caractère, il serait trop risquant pour ma vieille carcasse de lui avoir pour compagne du moins pour l’instant. Il me faudra tout d’abord le connaître, le voir, m’assurer qu’il m’inspire confiance afin que je puisse lui faire partager ma vie de misère. Je me ferais un devoir d’assister à ce procès dont m’avait parlé le Révérend, et qui se déroulera d’ici quelques jours afin de pouvoir déterminer s’il fallait que je porte mes intérêts à leurs égards, ou serait-il préférable pour moi de chercher ailleurs ce dont j’ai besoin, une assistance assurée pour me rendre dans mon pays natal. Voyons, vaut mieux attendre encore un peu, avant de pouvoir retrouver l’esclave qui voudrait bien s’occuper de toi, Omar. Tu t’es patienté pendant des années et il ne serait tout de même pas trop malin que tu essaies de précipiter les affaires, d’accélérer les choses dans une période aussi néfaste comme la situation se présente actuellement. Si les esclaves se révoltent aujourd’hui c’est que cela représente un très mauvais signe pour les maîtres. J’ai entendu bien souvent parler des émancipations par des gens venant des autres pays du monde et j’en ai bien peur que tout cela sont les indices des changements imminents qui pourront avoir lieu dans la population. Pour combien de temps encore les noirs supporteraient-ils la domination des blancs? Le monde évolue rapidement, les idées changent et les aspirations, les ambitions, l’intelligence s’entassent derrière l’aridité des cerveaux encore nubiles, sans toutefois pouvoir s’empêcher de s’armer de la volonté tenace de se libérer à jamais du joug des blancs, responsables des malheurs qui leur tombaient dessus. Ce serait peut-être manquer à un spectacle qui ne se reproduirait jamais en refusant à me rendre dans ce lieu où autant de sang fut versé. Les dernières années que je suis en train de vivre pourront ajouter d’autres expériences que j’aurai bien peine à effacer mais qui m’auraient fait voir davantage de ce qui devait être vu sur cette terre. Ragounadan saurait me dire si le trajet m’emmenant vers le nord ne présente pas de trop grand risque.

En rencontrant Ragounadan dans son écurie en train de traire une vache, Omar n’hésitait pas de lui parler de son projet et sa résolution de s’acheter un esclave.

– Si ce n’est que ça qui t’intrigue, mon cher Omar, lui dit Ragounadan, je connais un marchand d’esclaves qui sera ravi de te présenter sa collection, les meilleurs des esclaves que tu puisses t’en procurer de toute la région. Tu pourras avec lui faire une bien bonne affaire et j’en ai vu moi-même de mes propres yeux, des grands gaillards bien costauds, musclés, détenant une énergie de fer et pouvant te servir jusqu’à la fin de tes jours. Si tu as ton argent prêt, Omar, comment penses-tu que tu ne pourras te procurer ce dont tu as besoin? Laisse moi t’y conduire dans quelques instants et tu verras que je ne t’ai pas raconté des baratins; tant qu’à si tu pouvais te rendre dans les quartiers sans courir le moindre risque je dois être franc avec toi pour te dire que ce n’est ni le jour ni le moment; je ne te le conseille pas. Tout à l’heure, pendant que j’allais chercher de la paille dans les champs de canne, quelques officiers que j’aie rencontrés par hasard, m’avaient conseillé de me rendre au plus vite à la maison si je ne voulais pas perdre la vie sans que j’aie même le temps de prier. Vois-tu un peu combien la situation est devenue critique. Et maintenant faible comme tu es, Vieux Omar, à quelle dimension pouvait être ton courage pour bien vouloir affronter seul, sans aucun moyen de défense, les vagues déferlantes des révoltes. Je comprends combien ta vie sédentaire t’exige à te faire protéger par un esclave et pour cela je suis bien disposé à t’en chercher un qui te serait d’un bon choix. Je pouvais même t’en recommander quelques-uns uns que je suis certain seraient de ton goût.

 
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