LES CHARMES DE LA PLAINE
Ceci est un ouvrage de fiction. Toute ressemblance avec des personnages réels ne peut être que fortuite.
LES CHARMES DE LA PLAINE
La nouvelle se répandit vite dans la contrée que la veuve du docteur Hoarau n'avait pas attendue longtemps pour prendre pour amant le prétendant de sa fille, Frédéric Grondin. La plupart de ces gens de la haute société avaient pour habitude de garder un œil vigilent et circonspect sur les personnes ayant atteint un rang qui ne pouvait pas les permettre de vivre dans la discrétion et dont les noms étaient souvent mentionnés lors des conversations livrées au cours d'une soirée qui réunissait notables et érudits.
Parmi ces hommes distingués qu'on pouvait compter sur les doigts dans le village de la Plaine des Palmistes qui regroupait quelques milliers d'habitants à l'époque, se trouvait un certain August Fontaine, veuf déjà depuis plusieurs années et dont la carrière dans la politique l'avait permis de jouir d'une certaine popularité sur laquelle se reposait beaucoup de ses influences pour faire avancer les affaires les plus délicates. Il y va sans dire que pendant son veuvage et à l'époque où Mme Hoarau vivait encore avec son mari, il portait envers elle une certaine admiration qui ne pouvait cacher son envie d'avoir à ses côtés une femme comme telle pour lui bercer pendant les quelques dernières années qu'il lui restait à vivre.
Âgé d'une cinquantaine d'années, il possédait une fortune devenue immense par les biens hérités des parents défunts du côté paternel, maternel et de son épouse, une demoiselle Gontier. L'immense étendue de terre sur laquelle il avait construit une belle maison de style moderne, dans laquelle habitaient quelques années auparavant, ses deux filles, avant qu'elles ne se marient pour laisser un vide qu'il parvenait avec beaucoup de peine à combler, était le seul bien qu'il lui restât et auquel se rattachait toute son histoire. Tous les souvenirs de sa vie, toutes les épreuves de son existence, tout l'amour qu'il aurait pu vouer à des êtres qui lui étaient chers et précieux appartenaient et se limitaient à cette portion de terre de laquelle il ne voulait pas se détacher pour tout l'or du monde. Son univers s'étendait devant lui mais vide de toute espèce humaine qui aurait pu lui procurer cette joie, cet amour tant recherché pour embellir une existence déjà dans son déclin. Les quelques domestiques qui étaient à son service depuis de nombreuses années étaient ses seules compagnes pendant ses heures d'oisiveté de la semaine quand il errait dans son vaste domaine en quête de distraction et de loisir. Il avait pour habitude de marcher le long des sentiers battus en compagnie d'un berger allemand et suivi par un ou deux domestiques qui trimbalaient sur leur dos des gourdes d'eau, un parapluie pour le protéger si le temps se détériorait, ce qui arrive souvent dans les hauts particulièrement pendant la saison chaude.
Mais les éclaircis des après-midis, quand les nuages se dispersaient au-dessus de la tête pour découvrir un pan de ciel bleu tant attendu, étaient toujours une invitation à une promenade qui s'achevait parfois jusqu'à fort tard. Le soleil couche après sept heures et à cet instant les paysages changent de couleur avec les lueurs jaunâtres qui viennent donner une touche supplémentaire à tous les reliefs qui se dessinent au loin et qui charment les regards des admirateurs de la nature grandiose parmi lesquels August Fontaine en faisait partie. Ses enfants, trois fils, tous mariés à des filles de bonnes familles, vivaient avec leur épouse dans les principales villes et occupaient des postes importants dans l'administration et la fonction publique et quatre filles déjà casées par des unions intéressantes à des garçons bien lotis de l'Île. Il n'avait aucun souci à se faire d'eux et après avoir occupé de leur scolarité il avait fait ce qui était en son pouvoir pour les faire obtenir ce qu'ils méritent pour leur assurer l'avenir et une ressource qui pouvait leur permettre de vivre tranquillement sans avoir besoin de faire des soucis financiers. Ainsi, ayant fait son devoir de père responsable et attentionné, il les laissait vivre leur vie comme ils le désiraient. Il est bien évident que tous ses enfants lui rendirent visite les dimanches pour passer ensemble la journée égayée souvent dans l'après-midi par des visites inopinées de quelques amis de passage dans la région, des parents venant des autres villes et villages et des notables du quartier et ils parlaient tous des évènements de la semaine qui avaient retenu l'attention des habitants de la région et même de l'île. Les filles arrivaient tôt dans la matinée avec leur mari, des garçons charmants qui avaient de la manière et gardaient toujours les mêmes marques de respect à leur beau-père et lui portait les mêmes attentions qu'il méritait et qui lui faisait tant plaisir. Les fils et leurs épouses arrivaient un peu plus tard et ils se regroupaient tous dans le jardin ombragé par de grands arbres à hautes futaies et embelli par une variété exceptionnelle de fleurs, de plantes arborescentes dont la plupart étaient plantées par madame Fontaine elle-même le long des allées qui séparaient la pelouse en plusieurs parties triangulaires, et dont la présence se faisait sentir dans ces moments solennels. Sa disparition soudaine après une courte maladie les avait affectés de telle sorte qu'ils auraient dû puiser beaucoup dans cette ressource ancrée dans la nature humaine pour surmonter de telles épreuves. Le souvenir d'une épouse tant aimée et d'une mère tant adorée ne s'efface jamais de la mémoire et bien que le temps ait quelque peu contribuer à atténuer les douleurs qui les faisaient tant de mal, ils gardaient chacun de leur côté, au fond de leur cœur meurtri, le profond chagrin qu'ils n'osaient pas démontrer par peur d'éveiller en l'autre ce même état d'âme qu'ils essayaient de cacher comme ils le pouvaient. Mais pour empêcher l'autre de s'enliser davantage dans la nostalgie d'un temps révolu, chacun faisait de son mieux pour soulever une conversation qui serait capable de distraire l'esprit de l'autre.
Le dimanche qui précédait l'arrivée de madame Véronique Hoarau et de Frédéric Grondin dans le village les conversations qui sortaient de la bouche des uns pour traverser les oreilles des autres n'avaient autre préoccupation que de faire circuler la nouvelle que tous qualifiaient de choquante et d'étonnante. Le but était plus de dramatiser une situation que personne n'était encore en mesure de connaître le fond et la forme. Mais suivant les apparences comme c'était de coutume dans la haute société les histoires racontées sur leur compte allaient bon train quoi que rien ne puisse confirmer les dires et approuver les faits. Les plaisirs que l'on peut tirer à tort et à travers par les propos niais et mesquins à l'encontre des gens qui ne cherchent qu'à vivre paisiblement leur existence démontrent combien la société cache dans son sein des tours qui peuvent faire mal même que l'intention est loin d'en arriver jusque-là. Et si l'on considère l'existence gâchée des autres, la faiblesse de certaine nature, les retombées des circonstances difficiles, une situation qui peut être qualifier de dramatique et bien d'autres cas similaires qui acculent l'être à l'ultime limite du supportable, qui d'autres si ce ne sont pas des gens de ce bas monde pour rendre encore plus difficile la vie de ces malheureux de circonstances qu'un incident de parcours a réduit dans un tel état ? Mais si l'humanité a été conçue pour jouer sa comédie il ne peut exister de moment plus approprié que celui qui accompagne les autres dans leurs malheurs pour lancer les sophismes et les ironies.
Copyright © Kader Rawat