Les chemins de l'émigration
Les chemins de l'émigration
Au mois d'été à cinq heures du matin il commence déjà à faire clair.
Un paquebot fit retentir ses trois coups de sirène pour annoncer son entrée dans le port de la Pointe des Galets. Une heure plus tard quand le soleil commençait à se lever, les premiers passagers quittaient le bâtiment ancré au large pour s'embarquer dans des chaloupes qui les transportaient sur le quai.
C'était l'époque où nombreuses personnes en quête de vie stable, d'avenir assuré, d'un coin tranquille et paisible se rendaient dans île. Parmi les passagers qui débarquaient, une jeune femme d'une vingtaine d'années tenait par la main son fils de cinq ans. Elle était de constitution fragile et avait une allure incertaine en faisant avec hésitation et méfiance ses premiers pas dans le monde qu'elle découvrit avec enthousiasme et émerveillement. Elle ne se comportait pas de manière à démontrer toutes ses aises et savait qu'elle se trouvait dans les carrefours des cultures et des civilisations et qu'elle devait se montrer vigilante et attentive. Elle portait pour l'occasion un sari de couleur vive, seul vêtement décent qu'elle avait trouvé dans ses affaires entassées dans une vieille malle. Elle voulait faire bonne impression pour passer la douane. Sa tête était à moitié couverte d'un châle, laissant entrevoir une épaisse chevelure lisse et luisante qui descendait jusqu'au rein. Son visage n'avait pas cette fraîcheur qu'il aurait dû avoir; les traits étaient tirés par la fatigue du voyage et le front plissé par les soucis qu'elle se faisait de l'avenir. Ses yeux de couleur marron clair, décorés par des longs cils et des épais sourcils gardaient par contre sa douceur et démontraient qu'elle maîtrisait la situation. Elle était parmi les rares femmes de l'époque qui effectuaient de long voyage en acceptant de courir les risques que cela représentait. Elle avait choisi cette destination de plein gré; elle avait mis tous ses espoirs dans cette île qu'elle appelait déjà `l'île d'espérance' et qui avait énormément suscité son intérêt et sa curiosité pendant le voyage. Cette île qu'elle abordait pour la première fois n'était plus un mystère. Elle avait confiance que son existence ne serait plus semblable à celle qu'elle avait connue. Depuis son enfance elle avait l'habitude d'assister à des scènes de violence et de vivre dans la crainte, l'angoisse et l'inquiétude. Son père était commerçant dans le village de Gugerat où elle avait grandi parmi de nombreux frères et sœurs qui étaient tous mariés et étaient allés vivre là où leur destin les entraînait. Elle avait épousé à l'âge de quinze ans un épicier du village et avait donné sitôt naissance à un fils. Les deux enfants qu'elle eut par la suite ne survécurent pas à des maladies infantiles qui sévirent dans le quartier à l'époque. Cela avait affecté son moral de telle sorte qu'elle demeurait longtemps à se débattre dans une dépression qui aurait pu la rendre folle. Un matin, pendant que son époux se dirigeait vers son échoppe, située dans une des principales rues de la ville, il fût battu à mort par des manifestants en colère qui croisaient son chemin. C'était un homme qui donnait tout son courage dans des durs labeurs pour nourrir sa femme et son enfant. II avait toujours été en bon terme avec les gens de son quartier et ne se mêlait jamais à la politique ni à des conflits entre communautés. Il faisait son chemin à l'ombre et menait une existence trop discrète pour avoir des ennemis. Mais ce matin-là, des assaillants avaient croisé son chemin et avaient mis fin à ses jours. L'épouse, en apprenant la nouvelle, poussait des cris et pleurait pendant longtemps en imaginant avoir perdu le seul homme qu’elle avait autant aimé. Elle ressentait davantage son absence et son importance auprès d'elle et pensait déjà que l'avenir ne serait pas facile avec un fils à élever. La population déplorait ce jour-là une vingtaine de morts et plusieurs centaines de blessés. La situation était devenue grave. L'existence était devenue un enfer et les gens vivaient dans l'insécurité et la peur. La mort guettait tout le monde. Chacun avait intérêt de prendre son destin en main. Mme Ghanee, maintenant veuve, et son fils Abdel Rajack n'avaient absolument rien à faire dans ce village réduit en champ de bataille où maisons étaient saccagées et brulées et familles brutalisées, dispersées, décimées. Elle avait pris la fuite avec son fils le soir même qu'on enterrait son défunt mari. Elle se rendit à Bombay où elle passait plusieurs jours à verser de larmes et à panser ses plaies. Elle logeait chez des parents qui avaient pris part dans ses malheurs et qui avaient bien voulu l'héberger jusqu'à ce qu'elle décidât de la manière dont elle comptait aborder l'avenir. Elle avait beaucoup réfléchi sur son misérable sort, sur son destin qui jusqu'à lors ne l'avait pas épargnée des malheurs et des calamités, sur les moments difficiles qu'elle avait traversés auprès des personnes qui ne cessaient de se débattre dans une vie de misère et de souffrance. Elle tenait ainsi son unique fils serré dans ses bras en implorant Dieu de les retirer de ce lieu où la vie avait un goût amer, où l'existence était si pénible et insupportable que seulement la mort pouvait apporter soulagement et délivrance. Elle avait préféré fuir parce qu'elle avait un fils. C'était sa seule raison de vivre. Elle était prête à tout abandonner pour lui. Elle ne voulait pas le voir grandir au milieu des troubles et des turbulences. Elle avait pensé aussi aux contraintes que cela pouvait poser. Mais elle n'avait d'autres alternatives. C'était dans la résignation et la profonde tristesse qu'elle délaissait derrière elle famille et biens pour embarquer avec son fils dans le premier paquebot qui quittait le pays.
Pendant le voyage elle avait fait la connaissance des personnes auxquelles elle ne cessait de raconter ses malheurs pour soulager son cœur et pour se donner une raison plausible à quitter le pays. Elle avait appris beaucoup de choses sur la misère humaine et s'était montrée soucieuse de l'avenir. Elle avait en quelque sorte pris conscience de sa situation et avait compris qu'elle avait des durs combats à mener dans les prochains jours. Dorénavant pendant cette longue traversée qui durait des mois elle s'était sympathisée avec nombreuses familles, avait rencontré beaucoup de femmes indiennes qui effectuaient également ce voyage pour éviter cette misère qu'elles avaient connue pendant si longtemps. Elles parvenaient ainsi à partager leurs peines et à reconnaître qu'elles n'étaient pas les seules à avoir supporté la vie dure. Elles se regroupaient dans un cercle solidaire qui les permettait de nourrir le grand espoir que leur avenir serait meilleur. Quand Mme Ghanee se trouvait seule le soir dans un coin obscur pour chercher le sommeil, elle était assaillie des fois par les séquences qui avaient marqué son existence et qui l'obsédaient au point à la rendre malade et malheureuse. Elle se disait que la vie ne devait plus être une succession de malheur et de souffrance. Elle ne voulait plus assister à des scènes qui traumatisaient et qui choquaient. Elle en avait vue plus qu'il n'en fallait pendant le peu d'années qu'elle avait vécues. La fuite, l'éloignement, échapper à cette vie incertaine et remplie de douleurs étaient le seul issu par lequel elle comptait sortir de cette situation inconfortable. Elle espérait pouvoir reprendre confiance à la vie et quitte à devoir faire d'énormes sacrifices, elle avait bien décidé de relever le défi. Sur le paquebot qui la transportait vers sa nouvelle destination, quand elle était aux prises à des pensées effroyables, elle alla chercher refuge auprès de ses amies pour se consoler. Plusieurs femmes ignoraient encore leur destination et ce qui les attendait après. Elles préféraient vivre dans cet état d'esprit et attendre avec espoir que leur condition de vie s'améliorât. Elles avaient longtemps compris qu'elles n'avaient rien à perdre et que les risques à courir en s'engageant dans les chemins de l'émigration en valaient la peine. Elles ne s'étaient pas trompées et les bonnes terres d'asiles, à l'époque, n'en manquaient pas et les attendaient à bras ouverts.
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