IL ÉTAIT UNE FOIS …LA COLONIE 5
En ouvrant le tiroir pour prendre la monnaie qu’il avait gagné la veille pour la vente de ses meubles, Omar fût saisi d’une faiblesse indicible. Il se tenait pendant un bon moment au bout de la table. Il éprouvait des douleurs lancinantes. Il n’avait jamais ressenti de tels symptômes auparavant. Il évitait toujours de se faire ausculter par un médecin. Il préférait combattre ses complications de santé par ses propres moyens, en utilisant des plantes médicinales de sa connaissance. Et pourtant ce jour-là ses afflictions, son état de vieillesse, ses désespoirs, le firent penser qu’il avait une santé fragile. Il devait déjà commencer à porter des soins à sa santé s’il ne voulait pas perdre par négligence une vie qui laissait l’avenir en suspend, des rêves en cours de réalisation, des projets inachevés. Ce rêve était de pouvoir attribuer à sa famille, condamnée dans la misère intense d’une vie, ce trésor qu’il avait acquis, en guise de récompense, par un capitaine français qu’il avait sauvé bien longtemps des mains des pirates tortionnaires qui le pourchassaient, le traquaient aux confins de cette île. Omar, déployant en ce temps-là toutes ses vigueurs et ses ruses, l’avait caché dans une grotte. Le pauvre capitaine était fatigué, épuisé et il trimbalait avec lui un fabuleux trésor, une bourse contenant des centaines de pièces d’or. Le capitaine imaginait que sa vie n’avait pas de prix et remit à Omar avec empressement une poignée de ces pièces avant de disparaître à jamais dans la nature par une nuit orageuse et lugubre. Cette richesse, enfouie dès lors sous les cendres de son foyer composé de trois grosses pierres taillées, demeurait l’indice même des conflits que les corsaires menaient aux pirates des hautes mers; ces pirates venaient des caraïbes pour semer les troubles parmi les navires marchands et dans les diverses îles des océans. Si en mers leurs habilités les rendaient célèbres, implacables, sur terre ils subissaient des pertes énormes sans jamais se décider à résigner, à repentir ni même à l’amnistie, si le cas ne leurs semblait pas nécessaire.
La possession d’une telle richesse n’avait jamais été pour Omar un objet de tentation pour chercher à l’utiliser, afin de rivaliser ses biens aux plus riches personnalités de la ville. Il comparait toujours la richesse au miel et les gens aux fourmilles qui ne s’y approchent que pour tirer avantage. D’ailleurs, il ne voulait pas se lancer dans des entreprises qui pouvaient lui attirer des ennuis. Il n’avait jamais voulu non plus mélanger sa vie avec celle à laquelle il ne pouvait s’adapter. D’être riche est une bien bonne faveur mais de vivre libre pour Omar est bien meilleure. Ce choix de préférer la liberté à la richesse était fait pendant qu’il était au service d’une grande famille bourgeoise, parents du Gouverneur, dans le quartier de Moka des années auparavant. Une épidémie avait anéanti toute la famille. Omar lui-même était gravement malade mais sa constitution lui sauvait.
Maintenant qu’il était dans une vieillesse avancée, ses défaillances lui donnaient des doutes et même des soucis sur sa santé, lui persuadant le peu de jours encore qu’il lui restait à vivre, ce qui venait jeter, dans ses souffrances, sur son front protubérant, une lueur terne, sombre: regret de n’avoir pu vivre sa vie comme il l’avait toujours souhaité, tout près de sa famille. Il commençait par avoir la conviction de ne pouvoir jamais réaliser son rêve, qu’il avait choyé pendant des années, durant sa misérable vie, dans une imagination conçue avec fermeté, avec résolution et avec promesse que jamais l’idée de mener une vie de splendeur, de grandiose, de l’exubérance ne devait lui titiller l’esprit ni effleurer sa pensée en l’absence de sa famille et à l’instar même d’une vie exécrable que cette dernière, dans un monde sans pareil, devait mener. La résolution qu’il avait prise, ce matin qui lui avait enlevé de sa vue le voile qui lui cachait longtemps son existence réelle, de s’acheter un esclave qui prendrait soin de lui et l’aiderait dans ses démarches, l’avait donné du courage, malgré les peines qu’il devait éprouver de se relever pour se rendre à la vente aux enchères sur la place publique, au bas de la ville. En faisant un dernier effort pour fermer fenêtres et portes, Omar quitta sa demeure et s’engagea dans un sentier défoncé, couvert d’herbes et d’autres plantes sauvages, humides encore par la rosée du matin; sa case était cachée derrière des arbres et était difficilement perceptible aux passants. Aux pas mesurés, le paletot venté par une brise modérée, Omar faisait son chemin, en traversant devant d’autres misérables cases du quartier.
©Kader Rawat