Les Amants de l’île Bourbon 1
Les Amants de l’île Bourbon
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Les îles isolées qui parsèment les océans étaient autrefois un port d'escale, un abri, un lieu de refuge aux aventuriers et aux chercheurs de bonnes fortunes. Les vaisseaux battant drapeaux de toutes couleurs, équipés d'artilleries lourdes, chargés de cargaisons diverses sillonnaient les mers pour découvrir des endroits ignorés, pour accaparer des richesses abandonnées, pour conquérir des terres nouvelles et inconnues aux prix d'énormes sacrifices, de courages exemplaires et d'une volonté tenace. Ainsi, des hommes de différentes nations se retrouvaient un peu partout dans le monde pour vivre ensemble, pour s'adapter à toutes les conditions de vie et pour se respecter.
Au début, ces terres ne présentaient qu'un aspect sauvage et mystérieux. Elles offraient une existence morne et terne qui permettait une vie restreinte et mesurée, un abri plaisant et assurant. Parmi ces gens de différentes nations, de différentes couches sociales, de tendances multiples la vie s'organisait de manière à leurs donner la possibilité de vivre dans une société où ils n'avaient aucun intérêt de contraindre l'existence des autres. Leur personnalité était définie déjà au moment qu'ils posaient les pieds sur ces terres qu'ils considéraient par la suite comme les leurs à force d'y avoir vécu et y avoir travaillé. Leur place dans la société était tout de suite remarquée aussitôt qu'ils débarquaient dans l'île. Les esclaves se trouvaient parmi les plus infortunés et côtoyaient les coolies, les prolétaires et les engagés. Les gens libres mais sans fortune étaient eux aussi venus chercher un coin tranquille pour vivre; les commerçants et les spéculateurs se trouvaient là dans un but bien précis et s'acharnaient dans le travail sans savoir quelle ampleur aller prendre leurs activités. Seuls les gens de la bourgeoisie et ceux de l'administration dont la mission était prédéfinie avant même qu'ils n'atteignent la région pouvaient se considérer heureux de n'avoir pas de grands efforts à faire pour vivre dans ce milieu dont ils avaient la lourde tâche de modeler et de façonner selon leur tempérament et leur compétence. Ainsi classé sur l'échiquier social chacun portait sa petite contribution comme il le pouvait pour faire progresser cette communauté naissante composée d'une diversité de gens qui, au fil des années, allaient se fondre comme dans une moule pour faire surgir un peuple qui aurait toute raison de tirer sa fierté dans la nation remarquée par son originalité.
Au 17ème siècle, quand les grands navigateurs s'aventuraient dans les confins des océans, sur la route des Indes, une île volcanique vieille de 3 millions d'années mais découverte une centaine d'années plus tôt se présentait comme un jardin dans l'océan. Elle était couverte déjà d'une végétation dense et luxuriante avec ses montagnes qui cachaient ses mystères, ses cirques effroyables, ses volcans et ses cratères encore actives qui pouvaient cracher ses laves à tout moment, ses rivières qui entraînent les eaux qui dévalent les pentes, ses chutes multiples et ses cascades dont certaines donnent l'aspect de la voile de la mariée, ses vallées verdoyantes et ses splendides paysages que bien des régions du monde ne peuvent égaler ni rivaliser. Maintes fois visitées par plusieurs nations elle se présentait comme un lieu de ravitaillement au milieu de l'océan indien à mi-chemin entre l'Europe et l'Asie. Terre française plus tard, ensuite colonie elle ne se présente pas plus gros qu'un grain de sable sur une mappe monde; nommée Ile Bourbon cette île de 2 500 kilomètres carrés est constamment assaillie sur ses côtes et ses falaises par de grosses vagues et des houles énormes.
Des habitants, arrivés dans cette partie du monde pour de multiples raisons, étaient disséminés un peu partout dans l'île; certains esclaves fuyaient les oppresseurs du régime colonialisme; les traitements durs et impitoyables des maîtres les obligeaient de se réfugier dans des lieux difficilement accessibles pour devenir des marrons recherchés par la justice. L'épaisse végétation qui leurs servait de bouclier et les protégeait contre leurs poursuivants les permettait d'organiser leur vie en toute sérénité, de survivre en s'appuyant sur l'inépuisable réserve de gibiers, des produits aquatiques, des animaux qui pullulaient dans la région. Certaines parties du littorale étaient déjà les fiefs qui abritaient les administrateurs ; les bâtiments publics étaient érigés de manière à faire face à une mer entreprenante qui ne cessait de faire des assauts sur les côtes trop avancées et des falaises abruptes. Le paysage était d'un aspect parfois pittoresque, parfois langoureux et les chaînes des montagnes qui se dressent au loin donnaient l'apparence mystérieuse et exotique qui ne laissaient pas insensibles les regards scrutateurs qui s'y posaient. Les vallées cachaient derrière elles une atmosphère sinistre; le matin elles étaient enfouies sous une épaisse couche de nuages qui entravait la vue des admirateurs assidus de la nature; enfin de journée par le soleil couchant elles se dévoilaient aux regards curieux qui s'y posaient. Elles faisaient penser aux lointaines régions inexplorées encore et dont l'accès était difficile voir même impossible. Les vastes étendus qui séparent ces montagnes à la mer découvrent à des distances respectables de grandes crevasses, de larges rivières dont les lits sont asséchés pendant des longs mois de sécheresse et en crues quand il pleut abondamment.
Les paillotes des esclaves, les cases en tôle et en bois des gens pauvres servaient d'abri contre le soleil ardent et la pluie torrentielle; les habitations des maîtres étaient construites de manière à se protéger contre les rafales violentes qui s'abattent sur l'île pendant la saison cyclonique. Les gens qui vivaient dans ces régions cultivaient des terres, plantaient des légumes, des arbres fruitiers, du café, du coton, du thé, des géraniums, de la vanille, de la canne à sucre. Ils exerçaient plusieurs métiers artisanaux, produisaient, fabriquaient, firent de l'élevage, allaient à la pêche et à la chasse pour gagner leur vie. Ils consommaient, vendaient, négociaient, traitaient a aire avec des gens du village, en ville avec des étrangers. Maîtres et esclaves se voyaient enchaîner par le destin qui les entraînait dans de longues luttes récompensées par la fortune pour les uns et la liberté pour les autres, mais obtenue au prix d'énormes sacrifices. Des fois les droits se firent valoir par des conflits incessants que chacun devait mener à sa manière sans pour autant s'empêcher de se faire remarquer dans cette société oubliée par le grand monde. Pendant que la mer continuait à déferler, à porter constamment ses assauts contre les côtes, pendant que les volcans crachaient ses laves dans des épouvantables bruits de tonnerres, pendant que le vent soufflait ses rafales violentes chaque homme prenait en main sa propre destinée et se laissait ainsi emporter dans ce voyage vers l'inconnu.
Dans une contrée peu fréquentée de la haute plaine par une fin de soirée venteuse en ce temps d'hiver, le froid, accompagné de brouillards et de fréquentes averses, pénétrait jusqu'au fond de l'âme. Un vieillard, courbé par l'âge et la fatigue, trottinait le long d'un sentier boueux. Ses cheveux et sa barbe, longs et blancs, dansaient sous la brise. Ses vêtements, rapiécés et sales, gonflaient comme la voile d'un bateau. Le visage ridé, les pas mesurés, le front anxieux, il se dirigeait vers une tombe fleurie, décorée soigneusement par des pierres ciselées. La croix qui s'élevait dans le crépuscule indiquait le lieu où se reposaient un être cher, un être qui ne pourrait se remplacer, un être qui vivait encore dans le souvenir. Dans cette atmosphère estompée, terne, dans ce climat sans attrait et sans convenance ce vieillard trouvait encore le courage de vivre. Il nettoyait la tombe de ses mains osseuses, retirant les feuilles mortes, arrachant les mauvaises herbes, étalant la terre comme pour faire comprendre à cet être cher qu'il était là pour s'occuper de lui. Il se plongeait ensuite dans une longue prière. Son visage s'illuminait par les dernières lueurs du jour pendant que son imagination le transportait dans un monde où il allait se réfugier pour chercher consolation et paix. Comment percer le secret d'une âme mystérieuse? Au temps où les évènements liés à l'histoire de sa vie étaient encore frais dans sa mémoire et au moment où il purgeait ses peines dans un cachot délabré il les avait enregistrés dans les pages écrites sans aucune prétention. Il avait tout raconté dans les détails en se montrant fidèles aux faits, en évoquant les sentiments les plus sincères avec la plus grande compassion. Vous découvrirez ses peines, ses déceptions, ses désordres, ses bassesses, ses infortunes; il ne vous cache pas ses joies, ses bonheurs, ses transports, ses extases; vous constaterez ses sottises, ses ridiculités, ses enfantillages, ses caprices, ses abus; vous lui trouverez un dilettante, un pédant, un irréfléchi, un têtu, un égoïste - quel mot ne pas employer pour lui trouver une qualification ? Mais ce serait bien si vous pouvez le juger par vous même en prenant connaissance de ce récit.
Ceci est un ouvrage de fiction. Toute ressemblance avec des personnes existantes ne peut être que fortuite.
©Kader Rawat