Cette sensation ineffable de joie
Cette sensation ineffable de joie
Ceci est un ouvrage de fiction. Toute ressemblance avec des personnages réels ne peut être que fortuite.
Je me laissais glisser lentement sur mes genoux en implorant Dieu de me donner du courage. Je me prosternais jusqu’à ce que mon front soit marquait de grosses graines de terre dans lesquelles je l’avais enfoui. Je demeurais pendant un laps de temps inimaginable dans cette position jusqu’à ce que la force pénètre à l’intérieur de moi d’une manière si mystérieuse que je pus sentir gonfler mes veines par le flux du sang qui refoulait dans mon corps tout entier.
Je m’étonnais devant le fait que j’éprouvais dans la solitude une singulière frayeur, me sentant coupable, résigné en présence d’une autorité indicible qui se dressait devant moi, magistralement, comme pour m’obliger à me plier sous sa volonté. J’étais pourtant bien habitué à des régions solitaires que je ne parvenais absolument pas à comprendre comment je pus être autant perturbé par la solitude qui longtemps demeurait ma compagne favorite ! Combien de temps n’avais-je pas passé tout seul dans les bois, soit à me consacrer à de ferventes prières, soit à me livrer à de longues méditations, soit tout simplement à me reposer ? Que m’arriva-t-il pour que maintenant, au lieu d’éprouver les mêmes délices qu’autrefois, au lieu de savourer le calme avec le même goût, au lieu d’apprécier la solitude et les charmes de son silence je me sentais envahi par un bourdonnement perpétuel, par une espèce de conflit qui grouillait dans ma cervelle, par des bruits qui venaient remplacer ma surdité et m’obsédaient au point à me faire perdre la mémoire. Était-ce la présence de Dieu qui augmente cette tension en moi ? Je sentais tout se tournoyait autour de moi et j’avais l’impression que je me laissais aller à la dérive dans un monde auquel je n’étais pas habitué. Cette sensation me poursuivit pendant un bon moment jusqu’à ce que je perde la notion du temps. Le calme s’établit dans mon esprit quand je me découvris me tordre de douleur.
Ce n’était que des maux d’estomac creux, gargouillant, signe d’une faim tenace qui me torturait les entrailles. Je me levais aussi lentement que je pouvais et, avant de faire un pas, je regardais les longs jets de lumières colorantes qui se filtraient dans les bois entre les feuillages. Des couleurs variantes m’extasiaient la vue et j’avais l’impression de venir de loin, de sortir d’une vision qui me laissait perplexe, de me relever d’un cauchemar qui faisait encore vibrer mon cœur de sorte que je pouvais sentir son battement, l’entendre même comme les tambours des tam-tams.
Je titubais en m’avançant dans ce royaume merveilleux, m’arrêtant parfois sous des rayons du soleil pour me réchauffer le corps qui semblait avoir perdu beaucoup d’énergie. Je me laissais ainsi bercé dans cette atmosphère féerique, dans la lumière vive et réconfortante. J’avais ressenti quelque peu auparavant, quand je me trouvais dans la froideur des ombres un frisson me parcourir le corps et un goût acre qui descendait dans ma gorge comme pour m’annoncer le début d’une grande maladie. Mais maintenant ma récupération me fit avoir confiance en moi-même, me donnait du courage, me remontait le moral à la limite de me faire éprouver ce que je croyais avoir perdu pour toujours, cette sensation ineffable de joie qui ne se manifeste que dans des occasions de grandes trouvailles, de merveilleuses découvertes, de sublimes passions.
Il était bien évident que dans l’état où je me trouvais moi-même, le corps couvert de profondes blessures, des plaies laissant encore suspendre des morceaux de chair blanche, des enflures un peu partout sur la masse corporelle — ce que je découvris et je constatais quand je me trouvais au milieu d’une clairière herbeuse où je m’étais arrêté pour reprendre mon souffle — j’aurais dû m’échapper d’une mort certaine. Je me rappelais cette fois si avec distinction, avec une netteté angoissante, ahurissante, la course démoniaque dans les ténèbres qui me causa autant de dégâts. J’étais à la poursuite des ravisseurs de Roseline et je chevauchais derrière une multitude de flambeaux que je ne parvenais pas à atteindre. Quand mon cheval trébucha et me projetait dans un ravin, je fus saisi par des bras vigoureux et reçus des coups si durs que je vis des éclairs en pleine nuit. Ensuite je fus traîné pendant longtemps dans les sentiers défoncés avant de perdre connaissance. Il n’y avait pas de doute que c’était les hommes de Harold Blake qui, pour se débarrasser à jamais de moi, m’avaient emmené jusque dans cette région infréquentable, lointaine pour qu’on ne me retrouve plus jamais ou pour que je sois découvert bien tard quand mon cadavre serait réduit en état de putréfaction. Quelle horreur, quelle abomination !
©Kader Rawat