LA RÉUNIONNAISE 2
J'étais devenue jeune fille à dix ans. Ma mère qui ne m'avait pas encore préparée pour un tel événement s'étonnait de ma croissance rapide. Quand je rentrais à la maison un après-midi après les heures de classe les yeux remplis de larmes parce que j'avais commencé à saigner et que cela n'arrêtait pas, ma mère s'affolait face à la situation et m'emmenait dans la salle de bain pour me laver, pour me montrer les usages et pour m'expliquer la menstruation. J'étais bien embarrassée au début et quand le soir mon père me regardait avec un air de contentement, je devinais que ma mère l'avait déjà mis au courant. J'éprouvais une honte qui me faisait réfléchir sur le changement qui s'était effectué dans ma nature.
Au collège, ma vie devenait intéressante. Je me liais d’amitié avec beaucoup de jeunes filles de mon âge et passais en leur compagnie des moments forts agréables. Je me trouvais dans une société qui évoluait bien vite. Je pris très tôt conscience de la réalité des choses et ne tardais pas à comprendre que pour frayer mon chemin convenablement dans le milieu scolaire j'avais toute raison de respecter les lignes de conduite et de ne pas ignorer que le succès appartient à tous ceux qui savent prendre des initiatives et que la chance ne sourit qu'aux audacieux. Entre-temps la situation de mon père s'améliorait. Il achetait une camionnette Peugeot 404 d'occasion qu'il utilisait pour se rendre à son travail en même temps qu'il me déposait devant l'établissement scolaire. Mon père avait l'intention d'utiliser la camionnette pour vendre des marchandises dans les hauts pendant les week-ends afin d'arrondir sa fin de mois. Il avait des projets pour l'avenir. Il voulait s'acheter une maison en ville. Il avait aussi de l'ambition. Il voulait réussir. Donc il n'avait pas intérêt à rester les bras croisés. Il avait raison de bouger, de saisir sa chance. La ville de Saint-Denis offrait plusieurs perspectives à la réussite. L'activité commerciale paraissait l'une des meilleures par laquelle la fortune pourrait être faite en peu de temps si la personne qui s'y intéressait parvenait à trouver le bon filon.
Un de ses amis le mit en rapport avec un négociant de quartier qui voulait lui acheter sa camionnette. Comme il n'avait pas l'intention de la vendre, il avait mis un prix qui représentait le double de ce qu'il avait payé. La personne en question accepta l'offre. Le bénéfice de cette transaction s'égalait à son salaire du mois. C'était là que mon père eut l'idée de se lancer dans le commerce des voitures d'occasions.
Une fois en sortant de l'école, ma mère m'apprit que nous devrions nous rendre à l'île Maurice. On avait eu dans la journée un télégramme disant que mon grand-père paternel était gravement malade. Mon père avait déjà fait les démarches nécessaires auprès de la Préfecture pour obtenir nos passeports. Ensuite il était allé voir le proviseur de l'école pour me faire avoir l'autorisation de m'absenter pour quelques jours. Ce voyage était mémorable pour moi et en évoquant le souvenir ici c'est comme si je l'avais vécu hier. Un ami de mon père nous avait déposés sur le quai au Port dans l'après-midi. Nous devions embarquer sur le navire Jean Laborde. J'étais malade toute la nuit et avais fait un très mauvais voyage. Mon séjour à Maurice était bref. Mon grand-père que je n'avais vu qu'une seule fois sur son lit pendant qu'il était bien malade mourut peu après. Une semaine plus tard nous étions de retour à la Réunion.
J'avais pris l'habitude, en retournant de l'école l’après-midi, de m'attarder en chemin. Je discutais pendant des heures avec des copines de mon âge sur les coins des rues. Parfois je me rendais chez elles pour rester jusqu'à une heure avancée avant de me décider à rentrer chez moi. Nous écoutions de la musique en mettant plusieurs fois le disque sur un gramophone et copiions sur une feuille de papier les paroles des chansons. Ma mère ne voulait pas comprendre que j'étais avec des amies et me reprochait souvent ma mauvaise conduite et soupçonnait même que je passais mon temps avec des garçons du collège. Pour prouver à ma mère qu'elle se trompait dans ses jugements, j'invitais mes copines à la maison et ma mère était contente de les rencontrer.
A seize ans, année 1962, je resplendissais de joie et découvris de tels charmes qu'en marchant dans les rues, je sentais les regards des hommes peser sur moi. Je ne me laissais jamais aborder par des garçons qui voulaient me faire la cour et évitais de discuter avec eux. Je tenais à ma réputation. Je suivais les conseils que ma mère me donnait. Je préférais m'éclipser aussitôt que je devinais l'intention des garçons qui voulaient m'adresser la parole à la sortie de mon établissement. Je n'avais pas de copains encore quand je commençais à fréquenter le lycée du butor. Je n'en voulais pas.
J'échangeais quelques fois de brèves paroles avec des élèves de ma classe et nous ne parlions que de devoirs et de leçons. Je préférais la compagnie de mes copines avec lesquelles je me sentais tranquille.
Je n'avais jamais éprouvé de regrets en me comportant de cette manière. Je ne savais pas que j'étais en train de transgresser les lois toutes naturelles du lycée en cherchant à me faire passer pour une fille sérieuse et pudique. Les soupirants commençaient à manquer de patience. Je n'allais pas pour autant changer mon comportement. Je demeurais insensible aux attentions qu'ils me portaient, indifférente à leur approche et sourde à leur appel.