IL ÉTAIT UNE FOIS LA COLONIE 5
En ouvrant le tiroir pour prendre la monnaie qu’il avait gagnée la veille pour la vente de ses meubles, Omar fût saisi d’une faiblesse indicible. Il se tenait pendant un bon moment au bout de la table. Il éprouvait des douleurs lancinantes. Il n’avait jamais ressenti de tels symptômes auparavant. Il évitait toujours de se faire ausculter par un médecin. Il préférait combattre ses complications de santé par ses propres moyens en utilisant des plantes médicinales de sa connaissance. Et pourtant, ce jour-là, ses afflictions, son état de vieillesse, ses désespoirs, le firent penser qu’il avait une santé fragile. Il devait déjà commencer à porter des soins à sa santé s’il ne voulait pas perdre, par négligence, une vie qui laissait l’avenir en suspens, des rêves en cours de réalisation, des projets inachevés. Ce rêve était de pouvoir attribuer à sa famille, condamnée dans la misère intense d’une vie, ce trésor qu’il avait acquis en guise de récompense par un capitaine français. Il avait sauvé, bien longtemps, ce capitaine des mains des pirates tortionnaires, qui le pourchassaient, le traquaient aux confins de cette île. Omar, déployant en ce temps-là, toutes ses vigueurs et ses ruses, l’avait caché dans une grotte. Le pauvre capitaine était fatigué, épuisé et il trimbalait avec lui un fabuleux trésor, une bourse contenant des centaines de pièces d’or. Le capitaine imaginait que sa vie n’avait pas de prix et remit à Omar, avec empressement, une poignée de ces pièces, avant de disparaître à jamais dans la nature, par une nuit orageuse et lugubre. Cette richesse, enfouie dès lors sous les cendres de son foyer composé de trois grosses pierres taillées, demeurait l’indice des conflits que les corsaires menaient aux pirates des hautes mers; ces pirates venaient des caraïbes pour semer les troubles parmi les navires marchands et dans les diverses îles des océans. Si en mers leurs habilités les rendaient célèbres, implacables, sur terre ils subissaient des pertes énormes, sans jamais se décider à se résigner, à se repentir, ni même à l’amnistie, si le cas ne leurs semblait pas nécessaire.
La possession d’une telle richesse n’avait jamais été pour Omar un objet de tentation pour chercher à l’utiliser afin de rivaliser ses biens aux plus riches personnalités de la ville. Il comparait toujours la richesse au miel et les gens aux fourmilles qui ne s’y approchent que pour tirer avantage. D’ailleurs il ne voulait pas se lancer dans des entreprises qui pouvaient lui attirer des ennuis. Il n’avait jamais voulu non plus mélanger sa vie avec celle qu’il ne pouvait s’adapter. D’être riche est une bien bonne faveur mais de vivre libre pour Omar est bien meilleure. Ce choix de préférer la liberté à la richesse était fait pendant qu’il était au service d’une grande famille bourgeoise, parents du Gouverneur, dans le quartier de Moka, des années auparavant. Une épidémie avait anéanti toute la famille. Omar lui-même était gravement malade mais sa constitution lui sauvait.
Maintenant qu’il était dans une vieillesse avancée, ses défaillances lui donnaient des doutes et même des soucis sur sa santé, lui persuadant le peu de jours encore qu’il lui restait à vivre, ce qui venait jeter, dans ses souffrances, sur son front protubérant une lueur terne, sombre: regret de n’avoir pu vivre sa vie comme il l’avait toujours souhaité, tout prés de sa famille. Il commençait par avoir la conviction de ne pouvoir jamais réaliser son rêve, qu’il avait choyé pendant des années, durant sa misérable vie, dans une imagination conçue avec fermeté, avec résolution et avec promesse que jamais l’idée de mener une vie de splendeur, de grandiose, de l’exubérance ne devait lui titiller l’esprit ni effleurer sa pensée en l’absence de sa famille et à l’instar même d’une vie exécrable que cette dernière, dans un monde sans pareil, devait mener. La résolution qu’il avait prise, ce matin qui lui avait enlevé de sa vue le voile qui lui cachait longtemps son existence réelle, de s’acheter un esclave qui prendrait soin de lui et l’aiderait dans ses démarches, l’avait donné du courage, malgré les peines qu’il devait éprouver de se relever pour se rendre à la vente aux enchères sur la place publique, au bas de la ville. En faisant un dernier effort pour fermer fenêtres et portes, Omar quitta sa demeure et s’engagea dans un sentier défoncé, couvert d’herbes et d’autres plantes sauvages, humides encore par la rosée du matin; sa case était cachée derrière des arbres et était difficilement perceptible aux passants. Aux pas mesurés, le paletot venté par une brise modérée, Omar faisait son chemin en traversant devant d’autres misérables cases du quartier.
Ceci est un ouvrage de fiction. Toute ressemblance avec des personnages réels ne peut être que fortuite.
©Kader Rawat
Mémoires d’une jeune fille libérée 1
Mémoires d’une jeune fille libérée
1
La naissance d'un enfant a toujours été un événement important dans l'histoire d'une famille. L'arrivée d'un premier enfant est attendue avec des sensations nouvelles, de fortes émotions, de grandes espérances et des joies immenses. La mère qui porte l'enfant pendant neuf longs mois, pénibles des fois, connaît seule les moments difficiles d’une première grossesse. Elle éprouve par contre un bonheur intense, malgré les douleurs, de pouvoir mettre au monde un être qui apporte lumières et félicités dans un foyer, et qui représente le symbole, la preuve de l'amour éprouvé par deux êtres. L'existence se voit soudée, consolidée et le père partage les mêmes émotions et les joies immenses.
Ma naissance coïncidait avec la fin de la deuxième guerre mondiale. C'était une période difficile pour la population de l'île de la Réunion, encore Colonie Française à l'époque. La pénurie des marchandises avait permis aux commerçants malhonnêtes de profiter de la situation. L’île ne parvenait pas à se relever de la misère. Des gens se regroupaient devant les portes des boutiques depuis tôt le matin avec le ticket de rationnement pour se procurer quelques kilos de manioc, de maïs ou de bacon. Plusieurs personnes sans scrupules furent arrêtées, traduites en justice et condamnées à payer de fortes amendes. Les ventes au marché noir étaient monnaie courante. Le temps était difficile, dur, impitoyable. Mais j'étais bien là, minuscule, nue comme un ver de terre, à pousser de grands cris aussitôt que le cordon ombilical fût coupé et qu'on m'éloigna de cette chaleur maternelle. On pourrait interpréter cela comme un signe distinctif de liberté. Pour maman, c'était la délivrance après m'avoir portée avec un courage exemplaire pendant toute cette période de grossesse. Je pesais si lourde, trois kilos cinq cents au moins, que l'accouchement avait duré longtemps. Heureusement que plusieurs personnes, prévenues pour l’occasion, s'étaient réunies ce jour-là, pour aider maman à me mettre au monde.
C'était un vendredi, juste après l'heure de la grande prière. Mon père était rentré au moment où j'étais encore dans les bras des personnes qui me donnaient mes premiers soins. Quand je fus déposée dans le berceau flambant neuf, qui se trouvait tout près du lit, mon père s'était approché de moi et avait donné l'Azan dans mon oreille droite et l'Ikamah dans mon oreille gauche. Tout enfant musulman qui vient de naître doit entendre cette attestation de foi et cet appel à l'adoration de son Créateur.
Je fus particulièrement admirée, dès ma venue au monde, par les grimaces que je faisais pour réclamer ma ration. Ma mère n'était pas en forme pour satisfaire ma demande de la journée. Elle aurait dû avoir recours au lait en poudre par boite que mon père procurait chez les commerçants qu'il connaissait en ville. Il était magasinier dans une entreprise commerciale qui venait d'ouvrir ses portes à Saint-Denis et qui était spécialisée dans l'importation des matériaux de construction.
Au fait, mon père était originaire de l’île Maurice qu’on appelait aussi l’île sœur. Pendant que la guerre fit rage en Europe, mon père se rendait souvent à l’île de la Réunion pour vendre des marchandises dans les hauts. Il voyageait par bateau en trimbalant des valises remplies de bric à brac pour aller sillonner les sentiers des hauts afin d’écouler ses marchandises. C’était de cette manière qu’il gagnait sa vie. Ma mère vivait dans une famille nombreuse à la Montagne. C’était l’époque où de nombreuses familles quittaient la ville pour se réfugier dans les hauts par crainte que les allemands ne bombardent la Capitale. Ma mère était le cinquième enfant d’une famille chrétienne et devait avoir vingt ans quand elle connut mon père. C’était une belle fille, avec un teint clair, de longs cheveux châtains, un nez pointu et une physionomie à la Nastasia Kinsky de Tess d’Urberville. La première fois que mon père l’avait vue, c’était un dimanche matin et elle revenait de l’église de la délivrance de Saint-Denis. Il était frappé par sa beauté, sa démarche nonchalante, sa désinvolture mais n’était pas encore amoureux d’elle. Mon père avait 22 ans à l’époque. Coiffé comme Rhett Butler dans Autant en emporte le vent, avec sa petite moustache mince au-dessus des lèvres, il dégageait un charme auréolé d’un charisme qui ne laissait pas insensibles les femmes. Mais ma mère n’était pas attirée par lui. Elle vivait dans une famille nombreuse au 15ème kilomètre et était suffisamment occupée avec ses frères et sœurs et répondait aux tâches ménagères dans la journée. Son père travaillait dans un atelier de fabrication des meubles au Port et il devait quitter la maison très tôt le matin pour ne rentrer que tard le soir. Sa mère était malade et ne pouvait pas assumer toute seule son ménage. Ma mère s’appelait Sylvie. Trois sœurs plus âgées étaient déjà mariées et vivaient dans les autres villes et villages de l’île. Un grand frère qui avait terminé ses études travaillait dans une société de transport basée dans l’ouest. Il occupait un logement à la Possession, à quelques kilomètres de son lieu de travail et s’était mis en ménage avec une fille qu’il avait rencontrée au Lycée Professionnel qu’il fréquentait à l’époque où il étudiait encore. Il venait leur rendre visite une ou deux fois par mois. Trois frères et deux sœurs entre huit et dix-sept ans étaient encore à la charge des parents. Les trois frères étaient des internes dans un lycée situé à Saint-Denis et les deux sœurs fréquentaient l’école de la Montagne où elles se rendaient tôt le matin pour rentrer vers cinq heures de l’après-midi. Ma mère allait les chercher au bout du sentier, souvent munie d’un parapluie par ce qu’il pleuvait souvent dans la région.
Ma mère aimait se faire belle. Elle allait souvent en ville pour acheter des provisions pour la maison et profitait de l’occasion pour faire du lèche-vitrines dans les rues principales bien qu’elle n’ait pas d’argent pour se permettre de se faire plaisir. Elle admirait les belles robes exposées dans les vitrines des magasins, rêvait de porter des belles chaussures de marque et restait longtemps devant une bijouterie à admirer des chaînes en or, des bagues en diamants, des marquises et des colliers de perles. Le hasard voulut qu’une fois en attendant le bus à la gare du Barachois, elle tomba face à face avec mon père qui venait de débarquer dans l’île et qui passait par là. Il avait insisté pour l’accompagner jusqu’à chez elle bien qu’elle n’ait pas pensé que cela était une bonne idée. Il s’était installé à côté d’elle dans le bus mais n’avait pas échangé un mot tout le long du voyage qui pour ma mère avait duré une éternité (ce qu’elle avait raconté plus tard dans ses anecdotes) tant elle éprouvait la crainte de se faire remarquer par les gens qui la connaissaient et réprimander par ses parents quand ils seraient informés, pour s’être affichée ainsi en public avec un homme. C’était un moment décisif pour ces deux personnes qui s’ignoraient le plus absolument possible et qui ne nourrissaient l’un envers l’autre aucun sentiment qui aurait pu les rapprocher. Mais faut-il aussi comprendre qu’une telle démarche, aussi audacieuse qu’elle puisse paraître, était le déclic qui allait rapprocher deux êtres que tout séparait. C’était le déclenchement d’un mécanisme qu’aucune règle ne pouvait arrêter. Quand ma mère avait compris que cet homme s’intéressait à elle, elle n’en croyait pas. Elle ne pouvait comprendre comment cela était possible qu’un amour puisse exister entre cet homme dont elle ignorait tout de son histoire et elle-même qui était d’une confession différente. Pourtant dans son cœur innocent encore, se manifestaient des parcelles de l’élixir que l’homme avait injecté par ses regards, sa douceur, les quelques paroles qu’il avait à peine eu le temps de prononcer. Elle avait commencé à penser à lui. Et c’était à partir de là que cette pensée allait contaminer ses sentiments qui n’auraient pas de répit. Quand il se présenta devant la maison son cœur tressaillit. Elle commençait à éprouver pour lui des sentiments et le plus difficile restait à faire. Mon père était un homme qui était prêt à tout faire pour arriver à ses fins. Lui aussi vivait dans une famille nombreuse dont la situation financière était loin d’être confortable. Dix enfants au total dans une famille qui dépendait des revenus d’un père vieillissant et souffrant. Les enfants qui avaient atteint l’âge qui pouvait les permettre de se débrouiller n’avaient pas le choix. Beau Bassin où la famille vivait dans une vieille maison en tôle était une ville qui ne présentait à l’époque aucun attrait, et les perspectives de pouvoir trouver un travail étaient quasiment inexistantes. Chaque membre de la famille devait prendre sa destinée en main et d’essayer d’apporter ce qu’il pouvait pour contribuer à nourrir les autres.
L’île de la Réunion était encore une petite colonie française perdue dans l’océan indien. Elle présentait des potentialités que seules les personnes avisées sauraient reconnaître. Mon père faisait partie de cet infime nombre de gens qui étaient prêts à miser gros pour tirer tous les avantages possibles des situations encore précaires. Il avait décidé de poursuivre son avenir dans cette île en relevant tous les défis, affrontant tous les obstacles qui pouvaient entraver ses démarches.
Il avait tout simplement demandé à ma mère si elle accepterait de partager sa vie. Elle avait mis du temps pour prendre une décision et pour informer en même temps ses parents avant de donner son accord à mon père.
Il avait trouvé un logis dans la capitale et ils avaient commencé à vivre en couple. La guerre en Europe pris fin. Un an plus tard je fis mon entrée dans ce monde.
©Kader Rawat
LA ROUTE DE L'EST 2 SAINT-DENIS RÉUNION...
LA ROUTE DE L'EST 2 SAINT-DENIS RÉUNION https://t.co/M283MGoJt4 via @YouTube
October 20, 2020
LA ROUTE DE L'EST 2 SAINT-DENIS RÉUNION
BALADE SUR LES ROUTES : ILE DE LA RÉUNION. OCTOBRE 2020.
IL ÉTAIT UNE FOIS …LA COLONIE 5
En ouvrant le tiroir pour prendre la monnaie qu’il avait gagné la veille pour la vente de ses meubles, Omar fût saisi d’une faiblesse indicible. Il se tenait pendant un bon moment au bout de la table. Il éprouvait des douleurs lancinantes. Il n’avait jamais ressenti de tels symptômes auparavant. Il évitait toujours de se faire ausculter par un médecin. Il préférait combattre ses complications de santé par ses propres moyens, en utilisant des plantes médicinales de sa connaissance. Et pourtant ce jour-là ses afflictions, son état de vieillesse, ses désespoirs, le firent penser qu’il avait une santé fragile. Il devait déjà commencer à porter des soins à sa santé s’il ne voulait pas perdre par négligence une vie qui laissait l’avenir en suspend, des rêves en cours de réalisation, des projets inachevés. Ce rêve était de pouvoir attribuer à sa famille, condamnée dans la misère intense d’une vie, ce trésor qu’il avait acquis, en guise de récompense, par un capitaine français qu’il avait sauvé bien longtemps des mains des pirates tortionnaires qui le pourchassaient, le traquaient aux confins de cette île. Omar, déployant en ce temps-là toutes ses vigueurs et ses ruses, l’avait caché dans une grotte. Le pauvre capitaine était fatigué, épuisé et il trimbalait avec lui un fabuleux trésor, une bourse contenant des centaines de pièces d’or. Le capitaine imaginait que sa vie n’avait pas de prix et remit à Omar avec empressement une poignée de ces pièces avant de disparaître à jamais dans la nature par une nuit orageuse et lugubre. Cette richesse, enfouie dès lors sous les cendres de son foyer composé de trois grosses pierres taillées, demeurait l’indice même des conflits que les corsaires menaient aux pirates des hautes mers; ces pirates venaient des caraïbes pour semer les troubles parmi les navires marchands et dans les diverses îles des océans. Si en mers leurs habilités les rendaient célèbres, implacables, sur terre ils subissaient des pertes énormes sans jamais se décider à résigner, à repentir ni même à l’amnistie, si le cas ne leurs semblait pas nécessaire.
La possession d’une telle richesse n’avait jamais été pour Omar un objet de tentation pour chercher à l’utiliser, afin de rivaliser ses biens aux plus riches personnalités de la ville. Il comparait toujours la richesse au miel et les gens aux fourmilles qui ne s’y approchent que pour tirer avantage. D’ailleurs, il ne voulait pas se lancer dans des entreprises qui pouvaient lui attirer des ennuis. Il n’avait jamais voulu non plus mélanger sa vie avec celle à laquelle il ne pouvait s’adapter. D’être riche est une bien bonne faveur mais de vivre libre pour Omar est bien meilleure. Ce choix de préférer la liberté à la richesse était fait pendant qu’il était au service d’une grande famille bourgeoise, parents du Gouverneur, dans le quartier de Moka des années auparavant. Une épidémie avait anéanti toute la famille. Omar lui-même était gravement malade mais sa constitution lui sauvait.
Maintenant qu’il était dans une vieillesse avancée, ses défaillances lui donnaient des doutes et même des soucis sur sa santé, lui persuadant le peu de jours encore qu’il lui restait à vivre, ce qui venait jeter, dans ses souffrances, sur son front protubérant, une lueur terne, sombre: regret de n’avoir pu vivre sa vie comme il l’avait toujours souhaité, tout près de sa famille. Il commençait par avoir la conviction de ne pouvoir jamais réaliser son rêve, qu’il avait choyé pendant des années, durant sa misérable vie, dans une imagination conçue avec fermeté, avec résolution et avec promesse que jamais l’idée de mener une vie de splendeur, de grandiose, de l’exubérance ne devait lui titiller l’esprit ni effleurer sa pensée en l’absence de sa famille et à l’instar même d’une vie exécrable que cette dernière, dans un monde sans pareil, devait mener. La résolution qu’il avait prise, ce matin qui lui avait enlevé de sa vue le voile qui lui cachait longtemps son existence réelle, de s’acheter un esclave qui prendrait soin de lui et l’aiderait dans ses démarches, l’avait donné du courage, malgré les peines qu’il devait éprouver de se relever pour se rendre à la vente aux enchères sur la place publique, au bas de la ville. En faisant un dernier effort pour fermer fenêtres et portes, Omar quitta sa demeure et s’engagea dans un sentier défoncé, couvert d’herbes et d’autres plantes sauvages, humides encore par la rosée du matin; sa case était cachée derrière des arbres et était difficilement perceptible aux passants. Aux pas mesurés, le paletot venté par une brise modérée, Omar faisait son chemin, en traversant devant d’autres misérables cases du quartier.
©Kader Rawat
IL ÉTAIT UNE FOIS …LA COLONIE 4
Le gond de la fenêtre s’était détaché du bois. Le battant donnait l’apparence de vouloir tomber d’un moment à l’autre. Omar avait l’air inquiet en regardant les arbres. Son esprit était ailleurs. Pendant qu’il se préparait pour sortir, ses regards exprimaient une certaine tristesse, en traversant les pièces sombres et vides qui lui refoulaient des souvenirs qu’il ne pouvait oublier. Il regrettait beaucoup les anciens meubles qui étaient ses seules compagnes pendant ses heures de solitude, ses malheurs et ses troubles. Ces meubles représentaient les indices et les témoignages d’une vie tumultueuse, vécue au fin fond des îles, à une époque où l’existence dépendait de la bravoure, de la force, de l’intelligence et de la chance. Son passé lui revenait par bribe à la mémoire de sorte à lui faire voir, dans une imagination faible et troublée, les séquences entrecoupées de sa vie, lui rappelant les circonstances qui l’avaient permis l’acquisition des vieux meubles de valeur et ce trésor qu’il vérifiait chaque soir, avant de dormir. C’était pour surveiller tout seul son trésor qu’Omar n’avait jamais voulu introduire quiconque dans sa misérable case. D’ailleurs son état était si déplorable que des gens ne lui portaient ni attention ni ne lui rendaient visite. Omar avait depuis longtemps porté ses observations, ses études sur ce qui motivait et intéressait les gens du monde. La fortune seule pouvait exercer sur tout un peuple l’influence et les attentions imméritées des gens sans scrupules, la détenant entre leurs mains par l’exercice de la malhonnêteté ou par autres procédures douteuses. Omar avait choisi de mener sa vie à sa manière et cela lui réjouissait! C’était suffisant pour lui. Omar avait un passé qui lui causait souvent de l’obsession.
La vente de ses meubles se rapportait à sa décision de quitter l’île pour aller rejoindre sa famille aux Indes, après plus de quarante années de séparation. Au fur et à mesure qu’il entrait dans la vieillesse, ses idées se tournaient vers son passé, ses origines mêmes. Il choyait depuis longtemps l’idée de retrouver sa famille : ses enfants qu’il avait laissés tout petits et sa femme qui n’avait jamais quitté son imagination. Il passait de long moment à remonter le temps et voir défiler sa vie de misère dans les rues de sa ville natale, Gujarat en Inde. Il se séparait de sa famille par les confusions que causaient les troubles intérieurs de son pays. Engagés par les hommes de la Compagnie des Indes orientale, des coolies voulaient échapper à la misère qui sévit dans leur pays et à la répression des Anglais. Ils embarquèrent sur des vaisseaux, laissant derrière eux familles, parents pour aller servir dans des îles lointaines. Omar était parmi ces gens en détresses et voyageait pendant longtemps dans des vaisseaux qui sillonnaient les mers ; il servait fidèlement des maîtres français, les assistait dans leurs manœuvres, les défendait contre les pirates, les protégeait de son mieux durant des violentes tempêtes. Il les portait dans des chaises à porteurs lors de longues randonnées dans la profondeur des îles. Les vigueurs qu’il avait déployées dans sa jeunesse, ses souffrances, les expériences qu’il avait acquises l’avaient rendu un homme habile, rusé et dur.
©Kader Rawat
IL ÉTAIT UNE FOIS …LA COLONIE 3
Les lumières envahissantes du lever du soleil chassaient les ombres trop noires par l’absence de la lune. Omar se trouvait dans sa misérable case, dans le faubourg de Port-Louis. Il était réveillé déjà mais ne pouvait pas bouger. Il avait fourni des efforts la veille en transportant des meubles qu’il avait vendus à un négociant de la ville. Il était épuisé et ressentait des douleurs aiguës qui lui avaient fait pousser de longues plaintes qui se mélangeaient souvent avec les croassements des grenouilles. Personne ne l’entendait.
La mort pourrait le surprendre dans cet état, sans que personne ne sache. Omar avait l’habitude de se réveiller tôt le matin. Seulement la maladie pourrait le retenir au lit. Il demandait à Dieu de lui venir en aide, de lui donner sa force, de ne pas lui abandonner dans un moment aussi important de son existence. Il reconnaît en lui-même un homme trop vieux pour continuer à vivre seul. Son état de faiblesse, la mauvaise nuit qu’il avait passée l’accablait de telle sorte qu’il était convaincu qu’il ne lui restait que peu de temps à vivre. La maladie troublait très souvent ses pensées et lui fit voir la réalité en face.
– Je ne dois plus vivre tout seul, dit-il, je suis trop vieux et j’ai besoin de l’aide.
Les chants des coqs lui parvenaient à l’oreille et lui annonçaient l’approche du jour. Il voulait se délivrer de ce cauchemar qui commençait déjà par l’affliger. Il remarquait des lueurs sombres qui s’infiltraient par les interstices de sa case. Le froid qui passait à travers les issues n’eut aucun effet sur le vieil Omar. Le matelas était humide de transpiration. Durant toute la nuit Omar était accablé par des crampes et des fièvres. Il se levait avec beaucoup de peines et de volonté pour préparer une tisane avec des plantes qu’il avait récupérées dans les montagnes et qu’il avait entassées sur l’étagère à côté de son lit.
– Ta vieille carcasse ne tiendra pas longtemps Omar, se dit-il, en allumant le feu, tu quitteras ce monde bien avant que tu l’imagines et sans avoir accompli ton devoir. Qui se soucie de toi, de ton existence? Ton visage ridé, ta barbe blanche ne signifient rien dans l’esprit de ces quelques bougres du quartier que tu connais. Ta présence dans cette société n’est que l’ombre qu’on oubli si vite. Tu dois fuir avant qu’il ne soit trop tard. Pourtant, vieux renard, si on savait que tu possèdes une fortune si immense le monde serait à tes pieds. Mais n’as-tu pas toujours fui la société? Tu redoutes tellement les riches que tu t’es résigné, malgré ta fortune, à demeurer pauvre. C’est ta conviction. La vie t’a appris de leçons que tu ne peux oublier si vite. Et puis remarque que tu as vécu une existence jalonnée de malheurs. » L’aboiement des chiens lui indiquait le lever du jour.
Les gens se rendaient aux champs. Il ouvrit grandement la fenêtre pour inviter l’air frais à entrer dans les trois pièces vides de sa case. ‘Cet air pur’, pensa-t-il, “qui provient des montagnes chasse les maladies. J’ai donc toute chance de me guérir. Je n’ai pas l’intention de garder le lit et pourrir dans cette pièce. Un vaisseau devait débarquer des esclaves ce matin. Je ne dois pas manquer cette occasion. Il faut absolument que je me rende sur le quai pour m’acheter un esclave. J’en ai grand besoin.’
Copyright ©Kader Rawat
IL ÉTAIT UNE FOIS …LA COLONIE 2
L’arrivée des administrateurs royaux portait d’autres changements dans l’aspect de l’Ile. En peu de temps les réparations des bâtiments délabrés furent effectuées. Une relance exceptionnelle des activités agricoles permit l’île à s’approvisionner des denrées alimentaires prêtes à l’exportation. Trois moulins à eau fabriquaient de la farine, une boulangerie, des magasins, une imprimerie furent mises en place et fonctionnaient admirablement. Des produits vivriers aussi abondaient l’Ile et permettaient aux habitants de tirer profits.
Malgré que le libertinage chez les blancs comme chez les noirs atteigne une proportion considérable, les administrateurs royaux eurent du fil à retordre pour réprimer ces immoralités de vieille date. Cela, par contre, n’affecta pas tellement les mœurs de l’île.
Les cabarets de la ville accueillaient tous les gens assoiffés de divertissements; la présence des officiers et des colons des lointains quartiers fût très marquée. Les esclandres, les multiples accrochages publics, les affrontements entre individus ou groupe des gens, les conflits sociaux, les fouteurs de troubles furent vivement réprimandés par les personnes ayant la compétence de maintenir l’ordre public et de le faire respecter. Les lois en vigueur décrétées par le Conseil, la traite des noirs, les avis et communiqués atteignirent le grand public par des voies normales et de manières décentes et convenables.
Des milices circulaient la région et pourchassaient les mécréants, les bandits, les criminels, les voleurs des grands chemins, les noirs marrons. Les commandants des quartiers avaient une tâche bien délicate pour faire régner l’ordre et la justice. Ils étaient constamment confrontés à des situations difficiles qui pouvaient compliquer leur existence.
Maîtres et esclaves avaient des règlements à respecter et quiconque cherchait à enfreindre la loi ne serait pas épargné du joug de la justice. Mais combien des injustices sociales qui ne furent jamais respectées, dénoncées? Les faibles subissent toujours dans le silence la loi des plus forts et ce n’est que justice qui vient du ciel qui donne l’équilibre à la situation.
Quand la guerre de l’indépendance de l’Amérique fut éclatée, l’Ile de France, de par sa position stratégique, aida les Français sous le commandement de Bailli de Suffren, de mener une guerre glorieuse contre les Anglais, dans les eaux indiennes, aux environs de Pondichéry. Les Anglais subissaient de lourdes pertes et des défaites inimaginables. Ils reconnaissaient l’importance de l’Ile de France dans l’Océan indien. Leurs courages et leurs déterminations de vaincre tournaient leurs regards vers cette île qu’ils cherchaient à s’emparer.
Evidemment, à une époque aussi reculée, des îles semblables, dans presque toutes les parties du monde, étaient les moins protégées, contre les attaques venant de l’extérieur. Les garnisons et les forteresses s’affaiblissaient sous les incessants assauts des ennemis. Les plus forts seulement exerçaient leur domination. Hormis des dangers pareils, ces lieux étaient constamment menacés par des conflits intérieurs qui causaient beaucoup de troubles dans la population.
L’île de France ne fût pas épargnée de ces crises qui éveillaient au sein de la population des craintes, des frayeurs, des incertitudes de l’existence que les habitants ressentaient comme ce matin, la nouvelle qui annonçait et décrivait les horreurs d’une nuit venait se heurter contre les oreilles sourdes encore par le sommeil, mais consternés, stupéfaits par ce qui se disait, par ce qu’on racontait. Port-Louis émergeait des ténèbres pendant que l’aube pointait.
©Kader Rawat
Les chemins de l'émigration 4
IL ÉTAIT UNE FOIS …LA COLONIE 1
Plusieurs nations traversaient l’océan indien au début du 18ème siècle. Les Français étaient les premiers à s’intéresser vraiment à l’Ile de France. Les Hollandais qui s’y trouvaient la quittaient à jamais. Ils étaient déçus, découragés et même désintéressés peut-être par son état sauvage et la distance qui la séparait des grands continents.
La Compagnie des Indes venait s’y installer. Elle cherchait plutôt un port pour abriter leurs navires pendant les quatre longs mois cycloniques de l’année. L’île de France n’avait pas en réalité grande chose à les offrir. Elle était couverte d’une végétation dense. Il y avait des marécages, des ravins, des rivières, des ruisseaux, des étendues de plaines, des forêts vierges encore, des lacs perdus au fond des bois, des belles plages de sables blancs et fins, des régions côtières superbes, une quantité de gibiers, des anguilles, des poissons, des tortues.
Entre Port Warwyke - plus tard Grand Port - et Port Nord-Ouest, ils optèrent pour ce dernier qui fut appelé par la suite Port-Louis. Cette région de l’île fut séparée en ce temps-là en deux parties par un ravin marécageux, creusé par les ruisseaux de la montagne Le Pouce. Une épaisse végétation s’étendait jusqu’au Morne de la découverte, aujourd’hui la montagne des Signaux, et le quartier des Remparts à gauche, et jusqu’au quartier de la rivière Latanier à droite.
Des cases en palissades et en terre, des paillotes, des baraquements couverts des feuilles de lataniers, servaient d’abri aux hommes de la Compagnie des Indes et aux soldats.
C’était le début d’un long travail assidûment élaboré sous le commandement des grands hommes tels que le Gouverneur Mahé de Labourdonnais, l’Intendant Poivre, le Bailli de Sufren ; leurs efforts, à des époques différentes, aidaient à la formation d’une colonie solidement bâtie dans ces terres et dont les empreintes marquèrent les générations futures.
Plusieurs bâtiments importants tels que L’Hôtel du Gouvernement, l’hôpital, les casernes, la loge, l’église paroissiale, les logements, les bureaux et, même un bagne pour les noirs marrons, les récidivistes, les criminels, les fauteurs de troubles furent construits dans divers lieux de la ville. Les quartiers résidentiels et commerciaux s’étendaient à des endroits où les activités prenaient de l’essor. Une variété de plantes et d’animaux atteignit l’île par la suite. Les forêts étaient pullulées de gibiers, de singes, de tortues; certaines régions étaient transformées en vergers, en jardins d’acclimatation pour ces plantes exotiques venant des quatre coins du monde. L’agriculture coloniale trouvait sa naissance dans les démarches et les activités que les agronomes, les botanistes et les jardiniers mirent en place pour la réalisation des grands projets qui prenaient au fil des années des dimensions considérables.
Alors que le Directeur de la Compagnie des Indes trouvait en Port-Louis une loge fortifiée, un entrepôt, un port d’escale, le Gouverneur Mahé de Labourdonnais trouvait plutôt une ville solidement bâtie dans l’Océan Indien. Plusieurs services furent déjà mis en place dans l’Ile. Les ouvertures des routes carrossables, reliant un quartier à un autre, aidaient les habitants à se déplacer avec facilités. Les colons effectuaient de fréquents voyages dans l’intérieur de l’île. Beaucoup de personnes venant des régions lointaines et avides aux gains, à la richesse abordaient l’Ile dans l’intention de s’y établir et de faire fortune le plus rapidement possible. L’arrivée des engagés indiens, des esclaves malgache et africain fit accroître en peu de temps le nombre d’habitants. Les flottes françaises, dans la course aux armements et à la conquête des terres, se heurtaient bien souvent aux escadres anglaises qui se montraient très redoutables. Pendant la guerre de sept ans, la Compagnie des Indes, voulant agir à sa guise, fut complètement ruinée, cédant tous leurs comptoirs aux Indes, et en même temps l’Ile de France contre une importante somme d’argent, au Roi de France.
Les activités à L‘Ile de France devinrent en ce temps-là intenses. L’Ile avait le renom d’être le nid des corsaires. Plusieurs hommes sans scrupules y débarquèrent pour faire fortune sur la misère publique. En mer, corsaires, pirates, flibustes, navires marchands luttaient pour la survie. Les catastrophes naturelles, les calamités, les carnages et les massacres ne pouvaient être évités. Seuls les plus rusés, les plus puissants, les plus équipés, les mieux préparés étaient épargnés. Les colons se réunissaient dans les sauteries que les officiers de la garnison organisaient. Les gens s’amusaient dans des soirées, des festivités. Les enfants des colons s’habituaient à la vie mondaine par des sources de distractions que les gens se souciaient d’organiser au sein même de la société naissante.
©Kader Rawat