Devika logea pendant quelques jours dans un petit studio. Elle trouva de l'emploi chez un dentiste. Ses deux années de cours de médecine lui avaient donné suffisamment d'expérience pour lui permettre de percevoir un salaire confortable. Elle habitait déjà depuis quelques mois dans l'immeuble des Immigrés quand je débarquai. Ses enfants étaient très sages et bien élevés. Ils m'appelaient tante et venaient souvent me voir pour prendre de mes nouvelles. Quand je me rendais chez Devika je les trouvais toujours plongés dans leurs études. Le fils s'appelait Raj et la fille Nargis.
Devika m'inspirait une confiance absolue. Elle me paraissait si sincère, si franche, si honnête que je n'avais pu m'empêcher de la mettre au courant de ma situation et de raconter ma vie dans les détails. Après le dîner, quand les enfants étaient couchés, Devika venait me voir dans ma chambre pour parler des choses de la vie jusqu'à fort tard le soir. Parfois je me rendais chez elle pour causer jusqu’à fort tard sans que nous ne nous lassions jamais. Nous partagions nos confidences, évoquions nos souvenirs, parlions de nos griefs, des déceptions que nous avions essuyées, des bonheurs que nous avions connus pour éprouver ensuite un grand soulagement.
Nos voisins étaient des gens respectueux et tranquilles. Je me plaisais parmi ce petit monde qui représentait pour moi une grande famille à laquelle je tenais énormément. Mes visites chez le gynécologue me rassuraient de la grossesse parfaite que je faisais. Mon ventre était énorme au moment où j'approchais les dernières semaines. J'effectuais en compagnie de Devika de longues marches dans le quartier. Cela me donnait l'occasion de visiter certains recoins attrayants de la région. Nous profitions des dimanches pour emmener les enfants se promener au bord de la mer, dans des parcs ou des foires animées par les gens du quartier.
Devika qui n'était pas habituée à sortir prenait énormément de plaisir à faire ces randonnées. J'avais l'impression de l’avoir redonné du goût à l'existence. Je dois toutefois avouer qu'elle était une femme très brave pour affronter la vie toute seule. Il est arrivé un temps où les femmes ne voulaient plus être dominées par les hommes. La preuve en est que les femmes également parviennent à assumer des responsabilités sans avoir besoin de l'aide de personne. L'émancipation de la femme modifie le rapport qui unit l'homme à la femme. Il est toutefois indéniable que des inégalités existent encore dans l'attribution des postes et des salaires. Mais la force de chose ne tarderait pas à remédier des situations comme telles. La femme ne représente qu'un objet de plaisir sur lequel les hommes imaginent pouvoir défouler leur débilité. Les violences qu'on entend tous les jours ne se font que par la main et l'esprit de l'homme. Les viols, les crimes, la guerre ne sont que l'acte de l'homme.
La femme a toujours été la première victime. L'homme est né égoïste et veut tout avoir à lui tout seul. Le partage n'est pas son fort. La femme est désignée à procréer et à peupler le monde. Elle conçoit dans le calme et délivre dans la douleur. Les hommes ne savent rien, ne sentent rien. Ils se croient pourtant forts.
Un samedi après-midi je me trouvais au centre-ville en compagnie de Devika. Je profitais de la demi-journée pour faire des emplettes et pour acheter des layettes. Nous nous attardions souvent dans des grandes surfaces et des arcades. Devika me conseillait sur ce que je devais m'acheter avant mon accouchement.
Un matin je me réveillai avec des douleurs atroces. Devika me fit transporter à l'hôpital où je mis au monde un beau bébé que je nommai Abkar et qui signifie "grand". Cet enfant fut toute ma joie, tout mon bonheur, toute ma raison d'être. Je me sentais fière de l'avoir conçu et l'avoir eu au terme de grands sacrifices et de grands efforts. Quelques jours plus tard, à ma sortie de l'hôpital, j'avais le cœur serré en le trouvant déjà privé de son père.
Devika m'avouait qu'elle vivait une existence contraire à ce qu'elle souhaitait. Elle ne pouvait pas satisfaire ses aspirations dans un monde qui la déçoit et lui fait subir les épreuves les plus dures. Notre vie, elle et moi, n'était qu'une copie conforme qui avait tendance à nous rapprocher et à nous unir dans nos liens d'amitiés. Je profitais quelque peu de ce rapprochement pour parler un soir à Devika de mon désir d'habiter une grande maison à la campagne mais quand elle imaginait les charges à supporter et les risques à courir à rester toute seule elle avait préféré ne jamais y penser. Mais l'idée ne lui déplut pas d'habiter à deux une grande maison.
Devika m'invitait souvent chez elle pour boire une tasse de thé le soir. Nous nous installions dans le salon pendant que les enfants jouaient dans la chambre à côté et qu’Akbar dormait dans mes bras. Notre conversation se portait souvent sur nos menus problèmes.