La femme de ménage
Récit inspiré des scènes de la vie des gens de différentes couches sociales vivant en ville et à la campagne, à l’île de la Réunion..
Ceci est un ouvrage de fiction.
Toute ressemblance avec des personnes existantes ou ayant existé n’est que pure coïncidence.

La femme de ménage
A l'ouest, la ville de Saint-Paul plongeait lentement dans la pénombre. Cette ville était située entre la mer, que le couché du soleil avait transformé de couleur jaune orangé, et les hautes montagnes dont les cimes étaient encore éclairées par les derniers rayons. Les ombres qui rampaient déjà sur les murs des bâtiments aux toits bas, sur des façades en pierres de taille qui longeaient les rues désertes, surgissaient de partout, chassant les lueurs qui illuminaient les chaumes en bardeaux et les crêtes. Les bruits des vagues qui s'écrasaient contre les côtes devinrent distincts par le silence qui régnait dans la ville. Les volets des fenêtres n'étaient pas encore fermés et l'on pouvait distinguer les lumières des flammes vacillantes qui indiquaient la présence des occupants. A cette heure ci, dans certaines maisons, les chambres étaient éclairées par des lampes, des bougies et des quinquets.
A l'angle de deux rues importantes de la ville, un bâtiment se distinguait par l'aspect particulier qui se révélait et qui démontrait une certaine originalité que les passants prenaient plaisir à admirer. Cette bâtisse était construite au milieu du dix-huitième siècle et avait bravé les intempéries si fréquentes dans la région pendant la saison chaude. Plusieurs réfections étaient nécessaires pour l'empêcher de sombrer dans le délabrement; le bâtiment gardait encore sa fraîcheur et les ouvriers qui s'étaient chargés de la rénover avaient respecté les normes et préservé le style. Cette maison à étage, avec balcons donnant sur les deux rues qui font angle, était occupée pour exercer un commerce au rez-de-chaussée et pour habitation à étage. L'enseigne suspendu au dessous des balcons portait en grosses écritures " Ets. Karim et Fils. Import - Export. "
Monsieur Karim venait de rentrer de la prière qu'il pratiquait régulièrement. Quand il fut informé par Sheinaz qu'une fille des Hauts était venue chercher du travail il avait réuni les membres de la famille le soir pour prendre une décision. Il avait l'habitude de discuter avec sa femme et ses enfants: il en avait six en tout dont quatre garçons et deux filles, tous des adolescents, Ils l'attendaient dans la grande salle à l'extrémité de la maison. Quand il s'installait au bout de l'immense table pour parler, les enfants étaient très motivés. Un candélabre était posé au milieu de la table et les lumières projetées étaient suffisantes pour distinguer les expressions qui se dessinaient sur les visages de chacun.
— Nous approchons le mois de Ramadan, dit Monsieur Karim, et nous avons besoin du personnel. Sheinaz m'a parlé d'une jeune fille des Hauts qui peut nous intéresser. Depuis le départ de Solange cela fait déjà un mois sans nous donner signe de vie, Fatema se plaint d'avoir beaucoup du travail à faire dans la cuisine et la maison. II est bien temps pour nous de trouver une solution pour alléger ses tâches.
— En ce qui concerne Solange, dit Mme Karim, j'ai appris qu'elle s'est mise en ménage avec un métropolitain et que personne ne sait où elle se trouve. Elle n'est pas encore passée prendre son argent et ses affaires.
— Elle a peut-être quitté le pays, qui sait? dit Aissa.
— En tout cas cela n'arrange pas la situation, dit Mr Karim.
— Est-ce qu'elle est honnête cette fille dont tu parles? demanda Mme Karim.
— Comment pouvons-nous le savoir? Le temps nous le dira, rétorqua Mr Karim.
— Nous avons perdu pas mal d'objets précieux ces dernières années en embauchant des filles qui se présentent en permanence devant notre porte. Elles sont toutes issues des familles pauvres et parviennent difficilement à s'intégrer dans la vie courante de bonnes familles. Je ne vois pas vraiment la nécessité d'employer une fois de plus une inconnue, fit Leila qui pensait aux mauvais souvenirs pour l'inciter à exprimer ainsi.
— Tu ne dois pas exagérer, dit madame Karim en regardant ses autres enfants comme pour leur faire comprendre qu'elle s'adressait à eux aussi, « et voir que le côté négatif. Cette manière de penser démontre votre ingratitude envers des personnes qui, pendant votre enfance ont pris des peines avec vous. Elles se sont occupées de vous comme une mère, vous ont nettoyés, lavés, donné à manger et à boire. Elles vous ont bercés dans leurs bras pendant des heures pour vous empêcher de crier, de pleurer, pour vous faire dormir. Et comment ne peuvent-elles pas mériter une place plus honorable dans votre petit cœur ingrat. C'est quand même écœurant de dire autant de bêtise et je suis étonnée et déçue de l'entendre de la bouche de mes enfants.
— En tout cas maman, dit Haroon, les qualités et les défauts d'une personne ne se révèlent qu'avec le temps; il est de notre devoir de prendre nos précautions et ne pas laisser traîner les objets de valeurs. Leurs pertes et leur disparition ne s'expliquent que par le fait que nous manquons de principes.
— Çà alors. Si nous ne pouvons pas disposer de nos affaires comme cela nous convient, je me demande où va ce monde, rétorqua Leila.
— Toutes les personnes qui cherchent du travail ne sont pas d'un même milieu social, n'ont pas forcément la même mentalité, le même caractère, les mêmes manières. C'est tout à fait naturel que certaines se montrent travailleuses, consciencieuses et laborieuses tandis que d'autres paresseuses, négligentes et ont pleins d'autres défauts. Ce n’est pas une raison de les condamner toutes et les mettre dans le même panier, dit madame Karim.
— Ces petits gens de maison ne sont pas si bêtes qu'on peut l'imaginer, dit Yacoob. Ils sont conscients de l'importance qu'ils jouent dans la société. Et sont aussi persuadés qu'ils ont de grandes chances de s'insérer dans la vie active en évoluant au sein des familles aisées. Pour eux c'est une voie vers la liberté. Cela les permet aussi d'échapper à l'emprise familiale où leur existence n'a aucune signification et où leur vie est sans aucune importance. Ils ont raison de fuir une société où l'on constate une stagnation de l'évolution et où il y a absence de progrès. L'idée aussi de gagner de l'argent et de mener une vie qui leur plaît ne cesse de leur effleurer l'esprit. Je parle de cette jeunesse remplie d'ambition qui essaie de frayer un chemin dans la société pour trouver une place raisonnable qui peut leur permettre de se distinguer et d'occuper des places privilégiées. C'est la raison pour laquelle l'idée de rivalité manifeste en eux. La soif de gagner de l'argent éveille en eux la jalousie. Nous pouvons déceler des changements d'attitude et des comportements bizarres qui peuvent leur faire se montrer dangereux.
— Tout cela ne veut absolument pas dire que nous pouvons nous passer de leurs services, dit Mr Karim. Il y a dans l'autre pièce une fille qui attend et je suis bien convaincu qu'en ce moment même nous avons besoin d'une personne pour assumer certaines responsabilités. J'ai remarqué que les chambres ne sont pas faites tôt le matin, que les poubelles ne sont pas vidées, que les meubles sont couverts de poussières, que les parquets ne sont pas brossés et que beaucoup de travaux ménagers sont négligés et inachevés. Donc, je tiens à vous informer que je suis bien décidé d'engager cette personne, pour que ces travaux soient faits dans les meilleures conditions.
— Je suis de ton avis, dit Mme Karim.
— Nous aussi, répondirent les garçons tandis que les filles demeuraient réticentes.
Monsieur Karim se levait et se dirigeait vers la pièce où Julie attendait. Elle était assise sur une chaise et s'était levée aussitôt qu'elle entendit des pas. Avant que Mr Karim n’ouvre la porte elle avait eu le temps de mettre de l'ordre dans son état. Quand il pénétrait dans la pièce Julie dit:
— Bonsoir monsieur.
— Bonsoir. Vous êtes la demoiselle qui s'est présentée dans la journée, n'est-ce-pas?
— Oui monsieur.
— Vous vous appelez comment?
— Je m'appelle Julie Deschamps, monsieur.
— Eh bien. Quel âge avez-vous?
— Dix-sept ans monsieur.
— Avez-vous déjà travaillé?
— Oui monsieur.
— Vous savez ce que c'est que de travailler dans une maison? Avez-vous déjà une idée des travaux que vous avez à faire?
— Oui monsieur. Je sais tout faire dans une maison. Vous pouvez le constater par vous même si vous m'engagez.
— C'est ce que j'ai l'intention de faire en me fiant sur vos paroles et votre bonne foi. J'espère que vous n'allez pas me décevoir.
— Oh monsieur je vous remercie de la confiance que vous me faite.
— Ne vous réjouissez pas si tôt. Je vous engage à l'essai pour quatre semaines. Vous serez logée dans une chambre à étage et aurez droit aux repas quotidiens comme les autres bonnes. Vous percevrez votre salaire tous les samedis. Vous avez certaines règles à respecter. Vous avez droit au repos le dimanche. Vous recevrez les ordres de moi-même, de madame et des autres membres de la famille que vous allez connaître bientôt. Si cela vous convient donc considérez-vous déjà comme engagée.
— Cela me convient très bien, monsieur. Je voudrais vous demander si je peux commencer dés ce soir. Ma maison se trouve dans les Hauts et je n'ai aucun moyen de m'y rendre.
— Évidemment il est bien tard de rentrer chez vous. Je vous envoie Suzy pour vous montrer votre chambre et vous dînerez avec les autres domestiques avant de monter vous coucher. Rappelez-vous que vous devez vous réveiller très tôt le matin pour commencer le travail.
— Bien monsieur. Je peux vous assurer que vous ne serez pas déçu.
— Je l'espère bien, mais sachez le tout de même que vous pouvez être congédiée au moindre faux pas, dit Mr Karim en s'apprêtant à partir.
— Entendu monsieur. Bonne nuit monsieur.
— Bonne nuit.
Quand la porte se refermait, Julie poussait un grand soupir de soulagement en levant la tête pour remercier le Seigneur de l'avoir fait gagner ce travail. Elle pensait déjà à la bonne nouvelle qu'elle allait annoncer à ses parents quand elle irait les voir dans les jours suivants. Ses regards admiraient les quelques meubles en bois visibles par la faible flamme de la lampe à pétrole posée sur une étagère au coin de la pièce. Elle entendit des voix provenant de loin, probablement de la salle à manger où les membres de la famille se réunissaient pour prendre le dîner. Des bruits d'assiettes, de verres, de cuillères atteignirent ses oreilles si distinctement qu'elle se disait que le dîner était déjà servi. L'eau du robinet, une voie élevée qui appelait, des empressements de pas lourds sur les planchers indiquaient que les bonnes étaient à l'œuvre. Elle ressentait dans la maison une chaleur intense émanée par cette vie bien organisée et menée par des gens ayant le souci de donner un sens à leur existence, de chercher le moyen de l'embellir, la conforter, la rendre agréable et intéressante. Des éclats de rire sonores qui se firent entendre indiquaient qu'une famille vivant dans l'harmonie et la bonne entente profitait de ce moment solennel pour se réunir. Dans son petit coin, Julie essayait d'imaginer ce qui se passait dans les autres pièces dont elle ne pouvait deviner les décors et l'atmosphère. Elle savait qu'elle aurait beaucoup de choses à découvrir, à apprendre et que les surprises étaient à prévoir. Elle n'était pas inquiète du tout et son enthousiasme à vouloir travailler écartait de son esprit toutes pensées malencontreuses qui avaient tendance à entraver ses démarches et contraindre son état d'âme. Elle avait confiance de pouvoir faire ses preuves et de comprendre vite de quelle manière donner satisfactions à ses patrons. Elle était à peine plongée dans ses pensées qui l'avaient entraînée loin dans un monde où elle entrevoyait de belles perspectives quand Suzie vint la chercher pour l'emmener dans une grande pièce où elle fit connaissance des autres domestiques qui travaillaient dans la maison et qui habitaient sur place. Elle rencontrait Suzanne, une vieille nénenne qui avait vu naître tous les enfants de la maison et les avait vus grandir.
Suzanne était au service de la famille Karim depuis l’âge de vingt ans. Âgée de 55 ans, elle n'avait plus la vigueur de sa jeunesse et faisait son travail convenablement; elle n'assumait pas de grandes responsabilités. Usée pour avoir dépensé de l'énergie dans une période de son existence où elle avait des enfants à élever et plusieurs bouches à nourrir, elle perdait une grande partie de son potentiel physique en entrant dans l'âge. Elle tombait plusieurs fois malade, couvait des bronchites chroniques, traînait des toux à longueur des semaines et même des mois. Elle traitait elle-même ses douleurs rhumatismes, artérielles et d'estomac avec des tisanes qu'elle préparait avec des feuilles qu'elle allait chercher dans les bois. Elle n'aimait pas consulter des médecins et préférait supporter ses maux tranquillement en se tordant de douleur dans sa minuscule chambre sans laisser les autres apercevoir qu'elle souffrait. Elle était bien considérée par les membres de la famille et jamais personne n'osait lui faire de reproche ni de remarque sur la manière dont elle accomplissait ses travaux. Son visage était ravagé par des rides et ses yeux cernés par la fatigue quand Julie la rencontrait pour la première fois dans cette pièce.
Suzie travaillait pendant trois ans dans la maison. Son père qui était un buveur invétéré, mourut d'une rupture d’anévrisme alors qu'elle avait à peine douze ans. Pour aider sa mère à élever ses trois frères et ses deux sœurs elle avait commencé à faire de petits travaux ménagers jusqu'au jour où elle fut remarquée par une personne qui connaissait bien monsieur Karim qui cherchait à l'époque une bonne pour aider Suzanne. Suzie était âgée de dix-huit ans quand elle commençait à travailler. Elle avait toujours été bien considérée par ses patrons.
© Kader Rawat
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