Un spectacle ahurissant

Scènes de la vie rurale
Ceci est un produit de l’imagination..
Toute ressemblance avec des personnes existantes ou ayant existé n’est que pure coïncidence.
Un spectacle ahurissant
Après de vaines recherches sur les sentiers qui menaient vers Bel-Air, André descendit jusqu'au cimetière le Guillaume, passait par le chemin Summer et continuait sa route vers les écarts. En quittant le chemin de Sans Souci pour se diriger vers le captage des Orangers il aperçut, tout près de l'usine à cannes tombé en ruine, une silhouette qui se dirigeait vers une vieille cheminée. En se rapprochant de cette masse informe, ravagée par le temps et recouverte d'une couche abondante de liannes et de plantes grimpantes, André avait perdu de vue l'homme qu'il était venu chercher. Ses regards scrutaient les moindres vestiges de cet édifice terne et langoureux. Le lieu était réduit à jamais au silence. Il était vaincu par le malheureux sort de l'histoire et rappelait l'existence des hommes qui y ont vécu. Chaque pierre ciselée, incrustée et sellée par la chaux et le mortier, chaque objet de métaux aux formes géométriques, chaque pièce de bois servant de poutre ou de colonne, chaque signe était devenu patrimoine de l'île et avait une valeur culturelle telle que seuls les regards avisés pouvaient reconnaître. Abandonné par les anciens colons un demi-siècle auparavant, quand l'esclavage arrivait à son terme, les gibiers en avaient fait de ce moulin à cannes un repaire de prédilection, les pêcheurs de l'étang allaient s'y abriter le soir en faisant griller sous un feu de bois des tilapias, les chasseurs aussi se réfugiaient entre ces quatre mûrs froides et lugubres que les brouillards enveloppent de son épais manteau des fois l'hiver. Mais le climat doux de l'été, quand le soleil couche tard et se lève tôt, invite nombreux aventuriers et randonneurs, équipés des sacs à dos remplis des attirails et des victuailles, dans ces lieux charmants et agréables que les chants des hirondelles, des cardinaux, des martins, des serins et des moineaux retentissaient jusque dans le lointain. Quelques lithographies de Roussin dont l'inspiration avait été tirée par la beauté sauvage du site ont à jamais immortalisé des scènes pittoresques, dévoilant des séquences de la vie d'autrefois avec une précision étonnante. Les peintres vont souvent se ressourcer, s'abreuver, s'inspirer de la magnificence des vues panoramiques qui s'étendent dans la région, et qu'ils tentaient de reproduire avec tout leur talent sur des toiles qu'ils considéraient plus tard comme leur chef-d’œuvre. Les poètes ont leur imagination libérée et leur langue déliée devant un tel spectacle de grandiose et de splendeur. Un promeneur solitaire que la société à répudié, qui était à jamais marqué par les épreuves de la vie, qui menait un combat psychologique contre lui même, qui se trouvait face à un site naturel aussi clément et débonnaire n'avait aucune raison de sombrer dans un état misérable ni de s'apitoyer sur son sort. La nature qui se découvrait avec ses arbres gigantesques plantés par les anciens colons régénérait de l'énergie suffisamment importante pour gonfler le moral, pour redonner force et courage à l'homme, et pour amplifier le cœur d'amour, de sentiment, pour entretenir l'esprit, l'attacher à cette puissance spirituelle et abstraite. C'était à cela que Fabien s'accrochait quand sa mère n'allait plus le voir. Il avait cherché sa mère dans les sentiers qu'elle avait l'habitude d'emprunter pour venir le retrouver. Il avait tout d'abord commencé à nourrir la crainte de découvrir sa mère morte d'épuisement derrière de grands buissons, ou gisant dans le marécage au milieu des joncs, cachée par des papyrus et des songes. Il ne savait pas ce qui s'était passé mais son instinct lui avertissait que quelque chose d'important et même de grave était arrivé à sa famille. Cette nouvelle source d'inquiétude qui repoussa à l'ultime profondeur de sa mémoire ses propres griefs, ses rancœurs et son d'égout envers la société fit surgir de ses raisonnements personnels d'autres pensées prédominantes qui occupaient son esprit susceptible, sa mémoire transformée, ses sentiments fustigés. Il dirigea son attention vers son village dans sa maison où il imaginait que les membres de sa famille, qui comptaient tellement pour lui, étaient peut-être en difficultés et avaient besoin de son aide. Il ne s'était pas trompé. Perché en haut d'un comble dégarni dont le chaume découvrait un ciel azuré il guettait à longueur des journées les moindres mouvements en scrutant chaque recoin avec une minutieuse attention. C'était de cette manière qu'il suivait de ce repaire l'approche d'André, ses démarches pour se rassurer qu'il ne se rendait pas dans la région pour son plaisir mais pour apporter un message, une nouvelle qu'il attendait, qui lui était destinée. Fabien connaissait les moindres recoins de la région pour l'avoir parcourue de long en large depuis son enfance. En compagnie de son père autrefois il ne cessait de recevoir la recommandation de ne pas approcher trop près des précipices. Pendant la période des pluies il lui était strictement interdit de traverser les ravines en crues et de s'aventurer tout près des étendues d'eau formées par des creux naturels et des vases qui représentaient de véritables pièges aux imprudents. Combien d'animaux étaient découverts morts au fond de ces crevasses quand l'eau s'évaporait. C'était un spectacle ahurissant de voir toutes ces créatures victimes du fléau de la nature. Fabien, tout enfant, était surveillé de près par les membres de sa famille parce que des malheurs avaient déjà frappé des familles dont les enfants s'étaient noyés dans des circonstances demeurées encore mystérieuses. Les reliefs de ce paysage aux aspects divers présentaient les vestiges des multiples travaux entrepris par des hommes à l'époque de l'esclavage. Les résultâts de ces travaux se mélangeaient aux décors naturels et inconstants. Des scènes pittoresques se découvraient par des infinis contours, des pentes sinueuses, des montés abruptes. Ils embellissaient une vaste étendue verdoyante et ondulée, décorées par une abondante végétation dont des bambous géants, des variétés de palmiers, et des arbres endémiques et d'autres espèces gigantesques répandues dans la région par l'Intendant Pierre Poivre et les premiers botanistes et agronomes. L'étang qui réceptionnait l'eau des plusieurs sources sortant des hauts gardait pendant les journées chaudes de l'été une fraîcheur qui permettait à Fabien de se reposer tranquillement jusqu'au couché du soleil. C'était là son refuge de prédilection et, le soir, il allait se coucher dans le moulin où il avait déjà préparé sa place dans une des pièces sombres et délabrées. D'habitude Fabien évitait de se découvrir et de se faire remarquer par des gens qui traversaient la région. Il avait le flaire sensible à force de s'habituer à épier, à écouter, à être attentif aux bruits et à tout ce qui bougeait. Pourtant quand André approchait tout près du moulin, Fabien ne se cachait pas. Il attendait au pied de la cheminée haute, à côté d'un amas de pierres taillées envahi par des liannes, en restant sur ses gardes. Soudain comme un éclair, un frisson lui secouait le corps. Était-il venu lui annoncer une mauvaise nouvelle? Était-ce à propos de sa mère? Il regardait l'homme en face pour la première fois depuis ce malheureux incident pour essayer de comprendre avant qu'il ne parle ce qu'il avait à lui dire. André hésitait un peu avant de se diriger dans sa direction. Il ne pouvait pas deviner sa réaction mais il était déterminé. Il était encouragé par le fait d'avoir pu trouver ce qu'il était venu chercher. Il le reconnut par les descriptions qu'Yvette lui avait mainte fois faites quand elle parlait de lui et qui correspondaient de loin à ce qu'il avait imaginé. Il aperçut à son étonnement un homme au visage ahuri dont les traits étaient tirés pour laisser apparaître des pommettes osseuses et saillantes, les yeux cernés, larmoyants, les joues recouvertes d'une barbe naissante, les cheveux ébouriffés et crasseux, la peau tannée, bronzée, brûlée même pour avoir resté trop longtemps sous un soleil ardent, les pieds écorchés, enflés. Les vêtements étaient sales et déchirés. André se tenait à une distance respectable et dit à haute voix: C'est à propos de votre mère. Elle est malade et souhaite vous voir. Fabien n'avait pas prononcé un seul mot tout le long du chemin qu'ils avaient fait ensemble pour se diriger vers la maison pendant qu'il commençait à faire nuit.
© Kader Rawat
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