LE JARDIN DU ROI
Toute ressemblance avec des personnages réels ne peut être que fortuite.

Le Jardin du Roi
En ce début du mois de Novembre de l’année 1848 un fiacre que deux chevaux tiraient le long de la rue royale se dirigeait vers le Jardin colonial où se trouvait le Palais Législatif qui réunit en assemblée extraordinaire la réunion ayant à l’ordre du jour la proclamation de l’abolition de l’esclavage. La rue à cette heure de la matinée était déjà bondée d’une multitude de gens, tous se dirigeant dans la même direction et ayant le même but d’aller accueillir Monsieur le Gouverneur et son cortège qui ne devait pas tarder d’arriver.
Le cocher n’avait autre choix que de ralentir l’allure tant les chevaux étaient à bout de souffle par la chaleur qui s’annonçait que par la transpiration qui se dégageait pour avoir parcouru un long trajet en si peu de temps afin d’être à l’heure au lieu de rendez-vous. Il frayait avec l’adresse habituelle son chemin dans la foule qui grossissait au fur et à mesure que la voiture se rapprochait de sa destination. A l’intérieur se trouvait un homme dont les cheveux grisonnants et le visage marqué de rides indiquait son âge avancé et à son côté une belle jeune femme exprimant l’impatience que démontre généralement une personne ayant la crainte de laisser passer une occasion qui ne se présenterait pas sitôt. Elle se penchait fréquemment à la fenêtre pour essayer de deviner la distance qui restait encore à parcourir et ne pouvait rester insensible aux décors que les belles maisons de style colonial qui se défilaient devant ses yeux hagards et remplis d’admiration laissaient dans son état d’esprit. Quelle était la réelle motivation d’un tel comportement, qu’est ce qui aurait pu entrainer une aussi belle femme à démontrer un tel intérêt à cet évènement politique assez particulier, personne ne pouvait le deviner. Pourtant elle ne se trouvait pas là par hasard et son cœur ne se mettait pas à battre plus fort pour rien en se rapprochant de l’entrée du jardin obstruée déjà par une foule immense qui obligeait le fiacre de s’arrêter pour déposer les deux seuls passagers avant de faire demi-tour.
L’homme descendit en premier au milieu de la foule déferlante ; ensuite il tenait avec une certaine légèreté la femme par la taille pour la déposer avec délicatesse sur les pavés du trottoir.
— Merci père, dit-elle en mettant de l’ordre dans son état, redressant les plis de sa robe, rajustant quelques mèches de ses cheveux agressées par la brise pendant le voyage.
— Tu vois comment les gens nous regardent ? Ils nous croient mari et femme.
— Nous donnons vraiment une telle impression, père ?
— Aux yeux des gens qui ne nous connaissent pas, il n’y a pas de doute. Tu sais bien ma fille que tu es grande maintenant et que tu ne passes pas inaperçue.
En disant cela le père jeta sur sa fille un regard admiratif et était fier de présenter son bras qu’elle tenait pour se diriger vers l’entrée principale du Jardin Colonial. Quelques gardes républicaines étaient présentes pour rétablir l’ordre et frayer un passage au milieu de la foule. Monsieur le Gouverneur et son cortège se rapprochaient. Le roulement des tambours se fit entendre déjà au loin et les régiments d’infanterie et de cavalerie se rangeaient de deux côtés du chemin, écartant ainsi l’attroupement qui créait un brouhaha assourdissant.
— Pressons-nous jusqu’à la Grande Fontaine, père.
— La Grande Fontaine ? répliqua le père, stupéfait.
— Oui, père. Tout près de l’arbre aux multiples lianes.
— Comment sais-tu tout ça Vanessa ?
— Clément d’Ambreville m’a donné rendez-vous. Il nous trouvera une place privilégiée pour voir passer Monsieur le Gouverneur. Il est de service aujourd’hui.
Clément d’Ambreville était le fils du riche propriétaire Henri Joseph d’Ambreville, arrivé dans l’île en tant qu’agent de la Compagnie des Indes dans l’année 1761. Il était au service de la Compagnie jusqu’à sa déconfiture en 1767. Retenu dans la Colonie par quelques amis spéculateurs il avait obtenu, grâce à ses relations parmi quelques personnes qui travaillaient dans l’administration royale, la concession de plusieurs hectares de terre encore en friche dans la région de Bagatelle située dans l’Est mais d’une fertilité à faire pousser toutes espèces avec une grande facilité. Il était parmi les premiers colons à poursuivre l’exploitation des cultures des arbres fruitiers et des plantes légumières qu’il vendait à des prix intéressants à la population. Ces espèces de première nécessité avaient besoin d’être plantées dans toutes les régions de l’île afin de fournir aux gens qui s’y rendaient pour travailler de la nourriture. L’occasion ne pouvait pas paraître plus propice pour donner une dimension à l’exploitation de ces cultures. D’autres cultures telles que les épices, aromatiques, médicinales succèderaient et propulseraient définitivement les exploitants à des gains pécuniaires considérables.
Aux faites, dans un premier temps, il était important à ces spéculateurs, dans le domaine agricole, de créer plusieurs pépinières qui serviraient de réservoirs d’une très grande variété de plantes destinée à être répandues dans toute l’île. Henri Joseph d’Ambreville avait su s’y prendre pour avoir une longueur d’avance sur plusieurs de ses concurrents.
Pendant que les colons commençaient à arriver et à exploiter les terres encore en friches reçues en concession Henri Joseph était parmi les rares fournisseurs en espèces végétales qui seraient en mesure de répondre aux demandes des clients pressés à alimenter leurs propriétés, champs, domaines de ces cultures qui, ils étaient bien persuadés, allaient faire leur fortune. Pendant la période de la révolution française quand les activités ralentissaient considérablement Henri Joseph avait cumulé déjà une fortune immense qu’il allait placer en ville dans une banque où il acquit une notoriété qui faisait toute sa fierté. Sa fortune établie, il ne trouva aucune peine à rencontrer la fille qu’il ferait sitôt sa femme et qui n’était autre que la fille du banquier qui s’occupait de son compte et qui l’aidait aussi en quelque sorte à gérer sa fortune. Cette fille encore jeune et bien belle lui donna en tout neuf enfants élevés tous dans la tradition et ayant tous reçus une bonne éducation qui les avait aidés considérablement à prendre les meilleures décisions dans les occasions importantes de la vie. Clément, le dernier, né juste après la signature du traité qui fit les Anglais quitter définitivement l’île était le préféré. Après avoir quitté l’école polytechnique avec succès et diplômes il avait choisi de devenir militaire malgré que sa mère le persuade de prendre autre chose. Elle nourrissait la crainte de perdre son fils sur le front comme elle en avait déjà perdu un frère lors des affrontements contre les anglais quelque temps de cela.
Clément d’Ambreville était un célibataire endurci. Il aimait fréquenter les bonnes sociétés, se faisait inviter dans des maisons ayant acquises une haute réputation, fréquentait les officiers de la garde républicaine et de la marine. Il se rendait souvent à la rade de Saint-Denis pour rencontrer quelques amis avec lesquels il allait passer des soirées dans des cabarets, des hôtels ou des théâtres où un artiste de renom venant de France présentait un spectacle. C’était ainsi qu’il avait rencontré Marie-Hélène de La Chaumière alors qu’elle apparaissait dans la loge en compagnie de la Marquise de la Savane, femme dont la réputation dans l’île plaçait bien au-dessus de toutes les sociétés. Marie-Hélène était une de ses beautés qui rendait fou les hommes dont le regard accrochait le sien. Son visage qui exprimait la douceur, ses yeux remplis de tendresse, son nez aquilin, relevé au bout pour la donner un air de princesse, laissaient pantois chacun de ses admirateurs qui étaient comme foudroyés par une telle apparition. Ce qui fut arrivé à Clément ce soir où leurs regards s’étaient croisés alors que dans la salle encombrée de personnalités la musique de Vivaldi coulait à flot, pénétrant dans chaque recoin de sa cervelle, éveillant dans son cœur les fibres sensibles de l’amour, les iris de ses yeux restaient figées devant une beauté qui allait hanter son imagination jusqu’au moment où le désir d’aller l’adresser la parole dans sa loge en présence de la personne qui l’accompagnait eut été assouvi. Marie-Hélène n’avait que dix-huit ans et son cœur s’était mis à battre comme elle ne l’avait jamais ressenti avant. Etait-ce l’amour qui pouvait déclencher une réaction pareille dans un cœur encore vierge et qui ne s’était jamais battu pour autre chose que pour satisfaire ses propres désirs tout le long de sa vie qui n’avait rien de particulier jusqu’au jour où ce même cœur se transforma à jamais par le flux de l’amour injecté par ses regards étincelants et remplis d’admirations lancés par Clément. Deux cœurs s’étaient rencontrés, s’étaient conversés dans le silence, s’étaient invités, s’étaient acceptés sans aucune condition. L’amour est né de cette rencontre. Ils s’étaient rencontrés en plusieurs occasions dans des endroits discrets sans pour autant mettre en péril la réputation de la jeune fille et c’était ainsi que lors de leur dernière rencontre Marie-Hélène avait eu cette invitation de se rendre devant le jardin colonial.
Le père qui voulait faire plaisir à sa fille ignorait complètement cet état de chose. Il était tout de même curieux de savoir qui était cet homme qui semblait avoir conquis le cœur de sa fille qu’il chérissait et surveillait tout le temps.
Vincent-François de la Chaumière suivait sa fille en cherchant dans la foule l’homme qui allait leur montrer le chemin. Cette idée ne le faisait pas plaisir que d’être complice et témoin de la rencontre arrangée entre sa fille et un homme qu’il ne connaissait pas du tout. Mais en imaginant que c’était dû à la naïveté et à l’innocente décision prise par la personne qu’il aimait le plus au monde il se ressaisit et suivait sa fille déjà prise d’un engouement et d’un enthousiasme démontré par la précipitation avec laquelle elle s’enfouissait dans la foule. Il avait du mal à la suivre et malgré la marée déferlante qui mettait tout le monde en ébullition il parvenait à se hissait à sa hauteur pour la protéger et pour se mettre à ses côtés en attendant l’arrivée du cortège.
Au même moment quelques cavaliers surgissaient de la foule et un passage de deux mètres de large était créé quand un des cavaliers aperçut Helene. Il fraya un chemin, dégagea les gens qui obstruaient et invita Helene et son père de le suivre. Ils traversaient le grand portail en fer forgé du Jardin Colonial et se dirigea le long du grand bassin avant d’atteindre un podium récemment monté et occupé déjà par quelques notables de la ville. Un monsieur portant redingote et chapeau haut de forme qui, semblait-il, avait déjà été prévenu de leur présence les accueillit et les plaça dans un endroit sur le podium où la vue était dégagée et où ils pouvaient, à l’écart de la foule déchainée qui criait « vive le roi », admirer Monsieur le Gouverneur et son cortège se dirigeant vers le Palais Législatif.