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LA COLONIE LOINTAINE Chapitre 1

12 Août 2013 , Rédigé par Kader Rawat

 

La colonie lointaine

 

Chapitre 1

 

Les chemins des Hauts de l'île, longtemps tracés par les habitants qui s'y aventuraient, menaient pour la plupart vers des petits villages disséminés dans les flancs des montagnes, les creux des cirques et la profondeur des forêts. Le Bois de Nèfles, ainsi nommé en raison de l'abondance des arbustes du même nom qui y poussaient, était un petit village tranquille qui se trouvait à mi-chemin entre la clarté du littoral et l'ombre des forêts. En ce temps-là, de nombreux habitants des Hauts issus particulièrement des familles pauvres et défavorisées se rendaient en ville pour travailler. Parmi eux, beaucoup de jeunes filles, qui avaient dépassé l'âge de la puberté, allaient chercher ailleurs une nouvelle forme d'existence.

Un siècle de cela, l'esclavage fut aboli et Sarda Garriga, le libérateur, fut porté dans les rues en triomphe. Les petits blancs, par craintes de nouvelles réformes et des représailles, se dissimulaient dans les montagnes et les recoins les plus reculés de l'île pour refaire leur vie. Ils rejoignaient les esclaves marron qui y avaient déjà élu domicile pour construire ensemble une nation. Les chemins à parcourir étaient remplis d'embûches. Leur lutte pour la survie était longue et pénible. Des familles rencontraient d'énormes difficultés pour vivre, et les années passées dans des durs labeurs ne leurs apportaient ni gloire ni fortune. La misère, qu'ils avaient essayé d'éviter, les chassait jusque dans les replis de leur imagination. Ils vivaient avec un esprit tourmenté qui installait dans leur cœur un doute effroyable sur leur avenir. Ils ne cessaient de fournir des efforts pour améliorer leur condition de vie.

Par un mois de Novembre de l’année 1937, à l'aube, une silhouette, que quiconque n'aurait aucune peine à comparer à celle d'une femme, faisait furtivement son chemin à l'ombre des gigantesques arbres centenaires. Ce déplacement rapide, étrange et suspect indiquait l'état de perturbation dans lequel se trouvait la personne. Une telle démarche cachait de mystères qu'un observateur avisé ne manquerait pas de lier à des contrariétés personnelles. A son passage dans la clarté du jour qui se levait, les villageois qui la connaissaient et qui croisaient son chemin, en se rendant à leur travail, ne manquaient pas de la saluer.

— Bonjour, M'amselle Julie.

Julie Deschamps se sentait seule et abattue ce bon matin quand elle parcourait le chemin tortueux qui menait vers la fontaine publique. A cette heure matinale plusieurs personnes qui se rendaient à leur travail se regroupaient déjà à cet endroit pour attendre l’arrivé du bus. Les yeux de Julie étaient remplis de larmes et son cœur était gros quand elle s'installait au fond d’un vieux véhicule, et quand ses regards tristes se posaient sur ce petit village qui la rappelait tant de souvenirs. Le bus descendait les rampes en faisant des bruits épouvantables et en s'arrêtant fréquemment pour prendre des passagers qui se rendaient dans des quartiers lointains. Ces gens emmenaient avec eux des bagages encombrants que le chauffeur déposait sur le toit du véhicule. Les routes étaient en mauvais états et le bus ne roulait pas vite. Les voyageurs étaient patients et ne donnaient aucun signe de fatigues ou de nervosités. Ils étaient contents d'avoir ce moyen de transport qui leur permettait d'atteindre leur destination en si peu de temps. Quand ils imaginaient qu'auparavant leurs parents auraient dû faire tout ce chemin à pieds en bravant parfois un temps orageux, ils s'estimaient heureux de pouvoir le faire de cette manière.

Toute l'histoire de la contrée s'étalait aux yeux d'un promeneur avisé devant les vestiges du passé riche de légendes et des récits agréables à écouter. Une telle moisson de culture, cueillie à l'époque de grands poètes tels que de Parny, Dayot et Leconte de Lisle, ajoutait une richesse aux patrimoines existants qui faisait déjà la fierté des habitants. Les regards vides des passagers incultes demeuraient indifférents devant ces témoignages qui rappelaient une grande partie de l'histoire de la colonie.

Quand le bus traversait les rues encombrées, les pâtés de maisons et s'arrêtait à l'extrémité de la ville, la jeune fille descendit et se mêlait à la foule. Elle se dirigea vers le centre commercial. Elle était fatiguée par ce long et pénible trajet. Elle voulait se reposer un peu mais pensait qu'il était tard et que les magasins allaient bientôt fermer. Midi n'était pas loin et elle avait peu de temps pour effectuer des démarches auprès de bonnes familles pour trouver du travail. Elle avait eu le temps de se présenter chez plusieurs commerçants pour proposer ses services. C'était pour elle la voie la plus accessible pour rencontrer les patrons. Les maisons coloniales qui abritaient les gens aisés et qui sentaient la richesse retenaient son attention quoiqu'elle sût qu'il serait plus difficile pour elle de rencontrer le maître ou la maîtresse de maison à pareille heure.

En passant devant la porte d'un magasin de meubles situé dans une des rues les plus fréquentées de la ville, la jeune fille remarqua, au fond, la présence d'une femme musulmane d'un âge raisonnable dont la tête était couverte d'un châle de couleur sobre. Elle était assise derrière un bureau en bois massif et attendait l'heure de la fermeture. La pendule qui était suspendue au mur indiquait onze heures et demie. D'un pas hésitant la jeune fille pénétra à l'intérieur et dit:

— Bonjour m'dame. Est-ce-que je peux parler au patron, s'il vous plaît?

— Le patron est absent, mademoiselle. C'est pourquoi? répondit la dame.

— Je ne suis pas venue pour acheter. Je cherche du travail.

Le magasin n'était pas bien éclairé. Le peu d'ouvertures qu'il y avait n'étaient pas suffisantes pour présenter les divers meubles qui étaient exposés. La femme fit quelques pas en avant pour se rapprocher de la jeune fille.

— Vous venez de quelle région?

— Je viens des hauts de Saint-Paul, m'dame.

— Avez-vous déjà travaillé?

— Oui m'dame. J'ai fait des ménages dans mon village chez des blancs et dans plusieurs maisons de bonnes familles.

— Quel genre de travail vous cherchez, que savez-vous faire?

— Je sais tout faire dans une maison, m'dame. Je souhaiterai trouver un travail où je suis logée et nourrie. J'ai toujours donné satisfactions partout où j'ai travaillé; vous pouvez me mettre à l'épreuve et constater par vous même.

— Aujourd'hui c'est vendredi. Le patron est parti à Saint-Denis. Il ne sera pas de retour avant le soir. Je ne vous promets rien mais passez demain dans la journée.

Julie devint triste. Elle paraissait fatiguée par ce long trajet qu'elle avait effectué par le car. Elle avait besoin de se reposer. Elle pensait à l'après-midi qu'elle avait à passer et à la nuit qui l'attendait. Elle ne savait où aller. Elle quitta le magasin en remerciant avec courtoisie la dame.

Elle gardait l'espoir de pouvoir trouver du travail chez la dame dont l'accueil lui avait paru sympathique. Elle avait remarqué en elle des traces de générosités et de bontés. Elle ne savait pas si elle devait se fier sur la réponse qu'elle attendait ou si elle devait continuer à chercher de l'emploi. En tout cas cette lueur d'espoir qui avait ravivé son enthousiasme à se faire accepter par une famille généreuse motivait son état d'esprit et lui donnait du courage à poursuivre sa route sous un soleil de plomb. Elle s'arrêtait des fois sous des arbres qui longeaient les chemins situés sur le front de mer et profitait de l'ombre douce que projetaient les grandes branches descendant vers elle telles des tentacules.

Elle était en possession de très peu d'argent. Elle avait cru bon de ne pas gaspiller et de ne dépenser que dans la stricte nécessité. C'était la raison pour laquelle elle avait acheté un morceau de pain et du jambon dans une boutique qu'elle avait trouvée sur son chemin. Elle s'était installée sur un banc et avait dégusté son pain avant d'aller boire l'eau d'une fontaine publique se trouvant un peu plus loin pour apaiser sa soif.

Ce qui l'inquiétait était de quelle manière elle allait passer la nuit. Elle ne connaissait personne dans cette ville qu'elle avait très peu d'occasion de fréquenter pour l'unique raison qu'elle quittait très rarement son quartier et pourtant elle n'avait pas l'intention de dormir à la belle étoile. Elle ne voulait pas se faire agresser par des individus de mauvais caractères ou des voyous du quartier. Seulement les femmes de mauvaise vie trainaient les rues le soir. Elle n'était pas encore dans une situation à se faire passée pour ce genre de personnage. Elle avait intérêt à trouver une solution pour régler ce problème. Pourtant dans la journée quand elle avait parlé à cette dame dans le magasin l'envie ne lui manquait pas de demander hospitalité. Mais elle ne savait pas elle-même pourquoi elle avait manqué de courage. Elle le regrettait maintenant qu'elle se retrouvait toute seule et ne savait pas où aller.

Alors que les heures passaient et qu’elle était exténuée, elle achevait sa recherche d’emploi par un bilan négatif. Aucune famille n’avait voulu d’elle. Elle était déçue, découragée. Elle s’était affalée sur un banc faisant face à l’océan et imaginait combien son sort était déplorable, son destin pitoyable. Elle était tentée d'aller frapper une fois de plus à la porte de ce magasin où la dame qui l’avait accueillie avait retenue son attention plus que jamais. Elle avait le pressentiment qu’elle pouvait tenter sa chance là bas pour demander hospitalité pour la nuit. Le patron serait peut-être là et elle pouvait servir de tous ses talents pour expliquer dans quelle situation elle se trouvait. Elle ne devait pas avoir honte ni manquer de courage si elle tenait à réussir. Sinon elle serait à jamais perdue dans ce monde qui ne pardonnait pas. C'était à elle maintenant de décider ce qu'elle devait faire. La nuit commençait déjà à tomber et elle n'avait pas beaucoup de temps devant elle.

Certaines circonstances des fois exigent courage et détermination. La décision prise, Julie retournait bien évidemment vers le magasin qui représentait pour elle le seul espoir.

Il faisait tard déjà. Le soleil déclinait lentement vers l'horizon. Des rayons jaunes éclairaient encore le vieux portail qui n'était pas facile à ouvrir. Julie appela plusieurs fois mais personne ne répondit. Elle appuya sur la poignée et fut soulagée de constater que la porte n'était pas fermée à clé. La cour était sombre. Julie décidait d'avancer à l'intérieur.

Quand elle atteignit les marches de l'escalier qui menait à l'étage, elle entendit des pas. C'était une jeune fille de couleur, avec des cheveux crépus, un visage qui plaisait et des belles lèvres qui découvraient des dents blanches. Elle s'appelait Suzie et était issue de ces familles pauvres et nombreuses qui habitaient dans des petites paillotes disséminées un peu partout dans la banlieue pullulé de ces misérables cases cachées derrière les cocotiers qui avaient remplacé les dattiers au temps où la ville avait acquit la réputation de se nommer le Jericho. Bien de temps s'était écoulé depuis. Suzie sortait de la maison allègrement pour aller chercher le pain à la boulangerie.

— Bonsoir, dit Julie.

— Bonsoir,     répondit     Suzie,     vous    cherchez quelqu'un?

— Oui. J'ai parlé à une dame dans le magasin ce matin. Est-ce-que je peux la voir?

— Ah! C'est madame Sheinaz. Elle n'habite pas ici. Elle sera là demain matin.

— Eh bien dans ce cas il ne me reste qu'à voir le patron. Est-ce qu'il voudra bien me recevoir?

— Attendez. Je vais voir.

Pendant que Suzie grimpait les escaliers, Julie scrutait l'obscurité. Elle pouvait à peine distinguer les façades de la grande maison et ses yeux essayaient de comprendre les objets informes et insolites. Le silence était total et l'attente paraissait longue. Suzie se présentait quelque instant plus tard et demanda à Julie de la suivre. Elles grimpèrent les escaliers, passèrent dans des couloirs sombres et débouchèrent dans une salle d'attente éclairée par des lampes à pétrole dont les flammes vacillaient par une légère brise.

— Attendez là. Le patron est en réunion. Aussitôt terminé il vous recevra. Je dois courir à la boulangerie avant qu'elle ne ferme.

— Merci pour ce que vous faites pour moi.

 

— II n'y a pas de quoi, répondit Suzie avant de disparaître.

 

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