UN AMOUR DE JEUNESSE : Seule dans une ville immense Chapitre 5
Seule dans une ville
immense
J'étais perdue devant l'immensité de cette ville. Elle me paraissait vieille et exerçait sur moi une étrange fascination. Les aspects singuliers de la ville me donnaient la frayeur. Je me tenais debout sur le quai après avoir fait mes adieux à Florence. Je me sentais seule et n'avais aucune idée de ce que je devais faire. Rachid m'avait demandée de l'attendre. Il voulait me trouver un logement convenable. J'étais dans une situation où je n'avais aucune raison de me faire prier. J'étais contente et même touchée de l'attention qu'il me portait. Il était mieux placé que moi pour faire le choix d'un logis. Je lui fis donc confiance. Je demeurais longtemps dans l'ombre que projetait le mur haut d'un bâtiment. Il commençait déjà à faire chaud. Une faim terrible me tenaillait l'estomac. J'achetais dans un bistrot d'en face des croissants et du jus de fruit. L'horloge de l'église indiquait dix heures et quart quand Rachid me rejoignit dans une vieille bagnole. Il était accompagné de deux de ses cousins que je trouvais sympathiques et bavards. Un peu plus tard nous roulions le long des rues étroites, ombragées par des vieux immeubles délabrés. La voiture faisait énormément du bruit en grimpant les côtes. Je savais qu'on évitait les agglomérations et qu'on passait par des raccourcies en traversant les quartiers des immigrés. J'étais très fatiguée et je sombrais dans un profond sommeil. Je me réveillais plus tard quand la voiture s'arrêta devant une vieille bâtisse. C'était une pension de famille modeste occupée en grande partie par des immigrés. Une chambre était libre au deuxième étage. Rachid venait me demander si je me plairais ici. Je voulais me reposer et répondis que je ne voyais pas d'inconvénient de passer quelques jours. Mes bagages étaient transportés dans ma chambre pendant que je réglais la note au comptoir.
Rachid m'invita à déjeuner dans un restaurant z’arabe situé à peu de distance de la pension de famille. Malgré mon embarras je n'avais pu lui refuser ce plaisir. Nous avions passé un moment agréable ensemble. Pendant que nous étions encore à table à bavarder des choses de la vie un ami était venu voir Rachid et lui avait chuchoté quelque chose à l'oreille. Le visage de Rachid avait changé de teint. J'avais compris que c'était grave. Rachid m'avait demandé de l'excuser. Il devait s'absenter pour quelque moment. Je saisis l'occasion pour lui dire que je devais aussi rentrer pour défaire les valises et pour me reposer. Je lui remerciais pour toutes les peines qu'il s'était données pour moi. Pendant que Rachid et son copain se rendaient dans un coin pour parler je quittais le restaurant et me dirigeais tranquillement vers la pension de famille. Il était trois heures quand enfin je me retrouvais dans ma chambre. J'avais fait couler un bain et avais demeuré pendant longtemps dans la baignoire. Le soir j'avais dormi comme un mort. Le lendemain matin pendant que je me trouvais sur la terrasse pour prendre mon petit déjeuner, Rachid était venu me voir pour me dire que je ne le verrais pas pendant un certain temps. Il avait du travail à faire dans les autres villes de France. Je lui assurais que j'allais pouvoir me débrouiller et qu'il n'avait pas à faire des soucis pour moi. Il voulait tout de même me présenter un lointain cousin qui s'appelait Monsieur Mamoud. C'était un jeune garçon d'environ vingt ans. Je fis sa connaissance un peu plus tard. Il était algérien et travaillait depuis quelques années à Marseilles. Ses parents étaient tués pendant l'occupation. Il habitait chez une tante qui ne s'occupait pas de lui et qui passait son temps à boire pour noyer ses chagrins. Elle avait perdu son mari et ses enfants quand les allemands avaient bombardé les villes. Plus tard en faisant ample connaissance il me racontait comment il avait toujours été malheureux dans la vie. Il travaillait durement pour vivre. Il avait connu des moments difficiles et n'avait cessée de se débattre dans la misère. Il s'agrippait bien souvent aux mains qui lui étaient tendues. Il parvenait ainsi à donner un sens à sa vie. Ce qu'il me racontait sur lui même me faisait éprouver à son égard de la pitié. Je lui donnais souvent de fois des pourboires en échange des services que je lui demandais. Il allait faire mes commissions à des heures même indues de la nuit. Je fis appelle à lui quand je voulais mettre de l'ordre dans ma chambre. Il délaissait tous ses travaux aux risques même dirais-je de se faire réprimander par son patron pour répondre à mon appel. Il se dévouait beaucoup pour moi. Je compris qu'il avait une grande admiration pour moi. J'étais contente et même fière de me voir obéir et respecter de la sorte.
Au bout de quelque temps je voulais déménager. Je n'étais pas à l'aise dans une pension de famille. J'avais la tête fatiguée avec les problèmes des voisins. Quand ils me rencontraient dans le couloir ou sur la terrasse ils ne cessaient de me raconter leur vie. Cela me faisait de la peine de prendre connaissance des difficultés qu'ils faisaient face. La plupart était des étrangers établis là-bas depuis longtemps. Ils étaient des immigrés qui n'étaient pas en règle avec la justice. Ils n'étaient pas déclarés et faisaient toute sorte de boulots. Le patron les exploitaient et tiraient sur leur dos des avantages. Ce qui les intéressait c'était de gagner de l'argent et d'éviter d'avoir affaire avec les autorités. Lors des contrôles des polices ils allaient se réfugier dans des caves ou des greniers. Certains quittaient même l'endroit pour un certain temps avant de revenir pour continuer leur vie misérable.
Monsieur Mamoud m'annonçait qu'il avait appris qu'un appartement était à louer au centre de la ville et me demandait si j'étais intéressée. Je lui avais parlé auparavant de mon intention de m'installer ailleurs et lui avais en même occasion demandé de renseigner si un appartement n'était pas à louer dans les environs. Je souhaitais visiter la maison et rencontrer le propriétaire avant de prendre une décision. Un rendez-vous était fixé pour un samedi matin.
Nous nous engageâmes de bonne heure dans un étroit sentier qui débouchait dans un couloir entassé de chaque côté des caisses vides, des bouteilles vides bien rangées, des morceaux de tuyaux, et des caoutchoucs d'automobile. Des chambres à air étaient accrochées à des fils de fer. Au fond quelques gros madriers de Singapour, des tôles ondulées et des morceaux de contreplaqués abîmées par la pluie et le soleil étaient appuyés contre le mur décrépit. Un pan du ciel se découvrait. Des échafaudages posés de part et d'autre me firent comprendre que des travaux de réparation ou de construction étaient en cours. Les escaliers en pierres de taille étaient couverts des grains de sable. Je savais tout de suite que je ne pouvais jamais habiter un endroit pareil. Je voulais faire demi-tour. Nous étions accompagnés ce jour là par un monsieur qui se nommait Toula. Il était sensé trouver un locataire discret pour installer dans la maison. Je dois toutefois avouer que je ne disposais vraiment pas beaucoup d'argent pour envisager d'habiter un appartement. J'avais commencé déjà à ménager mes dépenses. C'était une épreuve difficile pour une femme qui voulait se lancer dans le monde. Je me montrais par contre très curieuse. Il était fort possible que j'avais hérité de mon père ce trait de caractère qui se développait en moi tardivement.
Je fus introduite dans une somptueuse demeure occupée par un couple d'âge mur. Ils me posèrent une foule de questions indiscrètes qui me mettaient mal à l'aise. Je n'avais pas voulu me montrer impolie et avais répondu avec calme et intelligence. Je dois toutefois avouer que je les avais mentis quelques fois pour cacher la vérité sur moi-même. Je ne cessais d'admirer les meubles en bois massifs quiembellissaient le séjour. Certains mobiliers étaient décorés de belles sculptures. Quand le mari s'était retiré un peu plus tard la dame me demandait si cela me plairait d'occuper une chambre sans avoir besoin de payer de loyer. Les chambres à coucher qu'elle me fit visiter étaient somptueuses. C'était de quoi me faire rêver. Mais de les occuper sans payer de loyer me paraissait quand même étrange. Je compris tout de suite que j'avais affaire à des proxénètes. Je parvenais avec beaucoup de souplesse à quitter cet endroit. En regagnant la pension je ne cessais de reprocher monsieur Mamoud de m'avoir emmenée dans un lieu pareil. Il me fit le grand serment qu'il ignorait cet état de chose et qu'il ne cherchait qu'à m'aider. Je lui croyais sur parole et me disais aussi qu'il n’était pas sensé tout savoir. Et encore aller comprendre la méchanceté des gens était une autre affaire. Je l'excusais et oubliais bien vite cet incident.
Je mis pour la dernière fois mes belles parures. Je sortais tôt le matin pour acheter des journaux dans un kiosque qui se trouvait au coin de la rue. Je cherchais du travail, et pendant mon déjeuner, je relevais les adresses et les numéros de téléphone pour prendre contact avec les intéressés. J'avais besoin d'argent pour m'acheter des robes de grossesse. Mes économies filaient entre mes doigts sans que je ne puisse rien. Je l'avais prévu de toute façon. Je savais en tout cas que je devais me débrouiller toute seule. C'était le moment pour moi de réagir.
Je réussi à trouver un emploi comme vendeuse dans un magasin modeste en ville. Le salaire n'était pas intéressant mais me suffisait pour régler mes dépenses de la fin du mois. Je louais une petite chambre dans un immeuble à peu de distance de mon lieu de travail. Cela m'évitait de longues files d'attente pour prendre le métro. Le prix du loyer me convenait. J'utilisais une partie de l'argent que j'avais mis de côté pour acheter des meubles et des ustensiles de cuisine. Le quartier où je m'étais installée était malfamé. Je ne le savais pas au début. Je l'apprenais tout de même bien vite.
Un soir en rentrant chez moi à une heure tardive après avoir été au cinéma du coin pour voir le docteur Zivago, j'eus la surprise de rencontrer Rachid. Il attendait mon arriver depuis le début de l'après-midi. Monsieur Mamoud lui avait donné ma nouvelle adresse. Cela m'avait fait un grand plaisir de lui revoir après ces quelques semaines d'absence. Il avait drôlement maigri. Je lui demandais des nouvelles de Florence et de Bakar. Il ne les avait pas revus depuis la dernière fois. Je croyais que pendant son absence il se trouvait avec eux. Je lui priais de rentrer à la maison et de partager le repas. J’avais dans le réfrigérateur des gratins. Quelques feuilles de salades et des tomates assaisonnées étaient suffisantes pour accompagner le plat. J’avais déjà acheté le pain en sortant de la salle de cinéma.
Il me remerciait infiniment de mon invitation. A table il m'apprenait qu'il avait des problèmes. Je pensais qu'il avait besoin d'argent et qu'il hésitait à me le demander. Je n'étais moi-même pas en position de lui venir en aide financièrement. Je lui fis tout simplement comprendre que je n'étais pas dans une position à pouvoir lui avancer de l'argent. Son problème n'était pas là. Sa vie était menacée. Il était mêlé dans une affaire de trafique de drogue. Il avait une livraison à faire à Nantes. Il transportait cinq kilos d'héroïne pur mais avant d'atteindre la ville il découvrit qu'il était suivi. S'il se faisait arrêté il aurait dix années à passer en taule. Donc il avait tout abandonné dans une voiture en location et avait pris la fuite.
L'idée ne me plaisait pas de lui voir venir se réfugier chez moi. Je ne voulais pas avoir des ennuis avec la justice. Je priais donc qu'il s'en aille le plus rapidement possible. Ma vie jusqu'à lors n'était pas en rose et je ne voulais pas la compliquer davantage. Pourtant malgré la décision que j'avais prise de lui mettre à la porte, quand il se faisait bien tard je n'avais pas eu le courage de le faire. Il coucha sur le divan jusqu'au matin. J'avais préparé le petit déjeuner et avais quitté tôt mon appartement pour me rendre à mon travail. La journée que j'avais passée était mauvaise. Toutes sortes de pensées me traversaient l'imagination. La crainte de me voir suivie par des agents de la brigade antidrogue me hantait. Je marchais dans la rue en éprouvant des craintes. Le retour de Rachid n'était pas d’un bon augure pour moi. Je voyais mon existence basculer tout d'un coup. Je voulais fuir encore une fois pour éviter des désagréments. Mais fuir pour aller où? Les grandes villes me faisaient peur.
Rachid me suppliait de lui laisser rester encore quelques jours. Je lui fis comprendre qu'il ne pouvait pas se cacher éternellement ainsi. Il partit le jour suivant sans me prévenir. Je me sentais soulagée. Je n'éprouvais plus de l'estime pour lui. Peut-être que ce qu'il m'avait appris sur lui avait laissé une étrange impression sur mon état d'esprit. J'avais dis un peu plus haut que le quartier jouissait d'une mauvaise réputation. Bien souvent le soir des hommes venaient cogner à ma porte. Avant moi une prostituée occupait la maison. Elle était jeune et très belle. Elle avait une clientèle de choix. Un jour elle partit avec un italien et n'était plus revenue. La voisine me racontait cela. Je décidais de chercher une maison ailleurs. Une vieille bâtisse située dans les écarts retenait mon attention. Une pancarte indiquait "Immeuble des Immigrés" me donna une idée du genre de personnes qui l'occupaient. Je rencontrais la concierge un samedi matin. Elle m'avait posé énormément de questions avant de se décider de me présenter au propriétaire d’un appartement situé au troisième étage. C’était une vieille dame longtemps à la retraite avec qui j’avais sympathisé en très peu de temps.
Je fis transporter mes meubles quelques jours plus tard et m'y installais à la fin du mois. Ma voisine était une mauricienne et s'appelait Devika. Je la rencontrais dès le lendemain de mon arriver. Le peu de paroles que nous avions échangées m'avait persuadé que nous allions bien nous entendre dans les prochains jours. Je ne m'étais pas trompée. Devika devint bien évidemment ma meilleure amie.