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La colonie lointaine Chapitre 8

26 Septembre 2014 , Rédigé par Kader Rawat

 

La colonie lointaine 

 

Chapitre 8

 

Julie traversait une période de la jeunesse qui ne la laissait pas insensible aux intérêts que les hommes portaient à son égard. Bien qu'elle voulût se montrer vigilante et circonspecte devant des situations délicates, elle ne faisait aucun effort pour repousser les avances des hommes galants qui croisaient son chemin et qui désiraient passer en sa compagnie des moments agréables.

Elle faisait exprès pour attirer leur attention, en exhibant, par ses manières coquettes et remplies de malices, ses charmes cachés, quand l'envie de plaire la prenait vraiment. Son visage de jeune fille, embelli et épanoui par la chance d'évoluer dans une société qu'elle découvrit, témoignait l'allégresse qui l'accompagnait dans ses déplacements et la fierté tirée par la position qu'elle occupait, et qui représentait l'emblème de réussite et de succès.

Ses joues rosées par la fraîcheur des Hauts changeaient de teint et de couleur sous le soleil du littoral. Cela n'affectait pas l'effet qu'elle produit quand ses regards envoûtants effleuraient ceux des hommes. Svelte, son corps de jeune fille avait cédé la place à celui d'une femme précoce ; elle avait de belles jambes qu'elle cachait sous de longues jupes plissées qu'elle avait confectionnées avec des toiles de rideaux. Elle avait un visage effilé, un nez retroussé, des lèvres fines et luisantes sur lesquelles venaient souvent heurter sa langue humide, de grands yeux noisettes et un large front qui trahissait son intelligence; tout cela était décoré par une épaisse chevelure de couleur châtain clair qui révélait une beauté, que les meilleurs artistes se disputeraient pour l'avoir comme modèle pour créer leur chef-d’œuvre. Si elle avait su qu'une telle beauté pouvait servir comme une arme efficace pour se frayer un chemin dans les embûches de l'existence, longtemps son esprit innocent aurait connu les affres de la corruption et l'aurait entraînée là où elle aurait pu se perdre. Elle fut épargnée de telle influence.

Elle était sans expérience et ne ressemblait pas à ces courtisanes qui connaissaient les astuces pour tirer avantages des situations ; elle hésitait beaucoup avant de se lancer dans des aventures qui pouvaient la faire profiter de la vie et d'apprendre à connaître le monde. Elle était à plusieurs reprises abordée par des hommes qui étaient frappés par sa beauté et qui la suivaient des fois dans les rues désertes de la ville quand elle allait faire les courses pour sa maîtresse. Elle aurait pu accepter un rendez-vous et commencer une aventure sans lendemain mais l'idée de se comporter de cette manière n'avait jamais effleuré son esprit et ce n'était pas pour autant qu'elle refusait de leur parler. Elle éprouvait un infini plaisir à leur répliquer avec une franchise déconcertante et une certaine ironie qui les laissaient pantois. Elle ne pouvait s'empêcher de se réjouir de son impertinence et de se débarrasser d'eux comme l'on repousse du revers de la main un cafard qui est venu se poser malencontreusement sur soi.

Une telle attitude diminuait ses chances de trouver un mari et de fonder un foyer comme souhaitait sa mère. Mais son intention était loin de songer au mariage et elle avait promis à ses parents de les aider à acheter des terres ; elle voulait à tout prix respecter ses engagements. Elle avait vécu dans un milieu qui avait laissé dans son esprit des séquelles de ce temps enfoui dans son imagination. Elle n'éprouvait aucun plaisir de revoir le passé. Mais le soir quand elle se retrouvait toute seule dans sa chambre et souffrait d'insomnie comment pouvait-elle repousser les séquences du passé ? Était-elle condamnée à endurer ces obsessions toute sa vie ? N'avait-elle pas raison de s'acharner dans le travail et de profiter de la douceur de la maison ? Devenait-elle une proie facile aux hommes qui ne cessaient de courir après elle. Elle reconnaît avoir laissé les choses aller un peu loin mais ne se désespérait pas. Elle pensait pouvoir les décourager dans les jours qui suivaient et les persuader que cela ne menait à rien de la séduire. Ils étaient ses jeunes patrons et elle leur devait du respect. Mais quand elle commençait à les fuir pour aller se réfugier auprès des autres membres de la famille, ils cherchaient d'autres moyens pour se retrouver seuls avec elle. Elle ne se défendait pas trop mal. A l'un elle répondit :

— Si vos parents apprennent que vous me courrez après ils vont me jeter à la porte. Je suis là pour travailler et vous m'importunez. Vous-voulez bien me laisser tranquille ?

— Je ne vous cours pas après. Est-ce-que je n'ai pas le droit de vous parler ? Qui a-t-il de mal là-dedans ?

— Si vous ne faites que parler pour ne pas dire des bêtises, il n'y a rien de mal, mais je n'aime pas que vous me touchiez.

— Je n'ai nullement l'intention de vous toucher. Vous me plaisez et je désire livrer conversation avec vous.

— Pourquoi voulez-vous parler avec moi ? Je ne vois pas ce que nous avons à nous dire. Je ne suis qu'une pauvre bonne qui veut accomplir sa tâche dans la tranquillité. Donc il vaut mieux que nous gardions nos distances. En tout cas il est important pour moi de faire mon travail et rien d'autre.

Quand une autre fois le petit patron lui dit :

— Pourquoi avez-vous peur de vous faire renvoyer ? Ne suis-je pas là pour vous protéger ? D'ailleurs vous faites votre travail bien et tout le monde vous aime.

Elle répondit :

— Çà me suffit. Vous n'avez pas besoin de m'aimer autrement. En continuant de me suivre ainsi vous me mettez dans l'embarras. Je ne veux pas que les autres fassent de mauvaises pensées.

— Personne ne fera de mauvaises pensées. Nous ne faisons rien de mal.

— C'est vous qui le dites ; mais les autres ne penseront pas ainsi. Vous n'avez pas besoin de vous familiariser avec moi et de me raconter des choses que je n'ai pas besoin de savoir. C'est votre vie et cela ne m'intéresse pas.

— Cela me plaît de vous raconter ma vie. Vous m'inspirez tellement confiance. Peut-être que j'ai besoin d'une personne à me confier. Vous me plaisez et je pense éprouver des sentiments pour vous.

— Vous dites n'importe quoi pour obtenir des faveurs de la femme que vous désirez et puis vous vous débarrassez d'elles. Vous vous laissez entraîner par vos pulsions pour commettre toutes sortes d'ignominies sans jamais songer aux conséquences. Vous voulez avoir des femmes à vos pieds pour vous dorloter et pour satisfaire vos caprices.

— Vous avez tort de penser ainsi.

— Les hommes, en général, ne réfléchissent pas avant d’agir ; cela les mène la plupart du temps vers la perdition. Songez un peu aux bonheurs que cherchent les femmes en s'imaginant trouver en compagnie d'un homme un peu d'amour, un peu d’affection ? Vous n'imaginerez pas combien cela a de l'importance aux yeux de la femme de se sentir réellement aimée. Vous vous en fichez de tout. Ce qui compte pour vous c'est la manière dont vous voulez vivre, c'est le plaisir que vous cherchez sans penser aux torts que cela peut causer.

— N'est-il pas vrai que tout commence par l'intérêt qu'on porte à la personne qu'on aime ?

— Aimer ! Qu'en savez-vous de ce qui est aimé ? Voulez vous insinuer que vous m’aimez ? Si c'est bien le cas je ne crois pas un seul mot de ce que vous dites. Je ne suis pas d'abord du même milieu que vous et cela fait toute la différence.

— Cela ne fait aucune différence pour moi ?

— Comment pouvez-vous dire cela? De quel droit permettez-vous de vous comporter de manière à compliquer les choses. C'est pourtant très simple. Vous évoluez dans un monde dans lequel je n'ai pas ma place. Vous allez m'attirer un tas d'ennuis en essayant de me convaincre de me livrer à vous. Je ne suis pas une idiote et ne suis pas aussi prête à commettre une telle bêtise. Vous imaginez un peu dans quelle situation je me trouverai si vos parents apprennent que vous entretenez une liaison avec moi ?

— Et alors ? Je suis libre de faire ce que je veux.

— Écoutez, monsieur. Trouvez-vous une gentille petite femme de votre communauté. Il y a pas mal des filles qui pourront vous rendre heureux ; n'affligez pas vos parents au moment où ils sont dans leur vieillesse en leur emmenant une belle fille choisie parmi les domestiques. Ils ont fait tant des sacrifices pour votre bien être que c'est de cette manière que vous espérez les récompenser ?

— Je connais ces filles qui veulent vous mener par le bout du nez. Je me suis fiancé deux fois ; la première fois avec une fille issue de famille riche et la deuxième fois avec celle d'un milieu modeste. Je peux dire que dans les deux cas j'ai eu pas mal de problèmes d'ordre personnel et sentimental. Il n'est pas nécessaire de faire de tout cela un cas mais je suis bien placé pour dire qu'il n'est pas facile de trouver une bonne fille.

— J'ai bien peine à vous croire. Deux fiançailles rompus et vous imaginez encore que c'est la faute des autres. Pensez-vous que le genre de vie que vous menez est normal ? Avez-vous au moins cherché la faille ? Si vous changez votre manière de vivre ? Peut-être trouverez-vous remède à la situation ? Savez-vous que vous avez énormément des défauts qui déplaisent aux femmes ? Cela risque de vous nuire tout le long de votre vie. Vous ferez mieux de les corriger avant qu'il ne soit trop tard. Le désespoir a toujours tendance à embrouiller vos pensées. Vous vous montrez aujourd'hui intéressé à moi parce que je représente pour vous une sorte de consolation. Quel avantage pensez-vous avoir à passer votre existence en ma compagnie ? Je ne suis qu'une pauvre femme sans fortune ni passé. Plus tard quand vous aurez mis de l'ordre dans vos pensées vous découvrirez l'erreur que vous avez commise. Qu'en ferez-vous ? Vous vous débarrasserez de moi comme si de rien n'était. Il est aussi de mon devoir de vous empêcher de commettre une telle folie. J'ai une part de responsabilité quand je suis mise en question. Je tiens à vous ramener à la raison et à vous faire prendre conscience de vos actes.

Ces conversations furent livrées pendant les multiples occasions que Bakar se retrouvait seul avec Julie. Elle attendait un peu de se retrouver dans des situations pareilles, face à celui qui voulait la séduire. Elle connaissait ses intentions pour éprouver de la crainte. Elle s'étonnait devant le fait d'avoir trouver du courage de dire ce qu'elle pensait de l'homme envers lequel elle avait des obligations et auquel elle devait obéissance. Elle avait vécu suffisamment dans ce milieu pour comprendre dans quelle situation chaque membre de la famille se trouvait. Au début, quand elle venait d'arriver, quand elle avait compris que son jeune patron s'intéressait à elle, elle se mettait sur ses gardes, vérifiait que personne n'était caché dans sa chambre le soir, fermait la porte à clé et portait beaucoup attention au bruit. Elle éprouvait une telle frayeur qu'elle commettait des bêtises en accomplissant ses tâches. Elle ne fut pas réprimandée par son patron qui était d'une extrême gentillesse. Elle était parfois d'une telle pâleur qu'à la voir l'on pourrait imaginer qu'elle passait des moments difficiles. C'était son imagination qui la rendait ainsi et quand la confiance s'était installée dans son état d'esprit, elle faisait tout pour donner satisfaction dans son travail.

Seule dans les pièces vastes et immenses, Julie se permettait quelques fois de courtes pauses pour admirer les beaux tableaux accrochés au mur et décorés de belles écritures arabes dorées et argentées. Ces tableaux, emmenés de la Mecque par le grand patron lors des pèlerinages, étalaient les aspects d'un monde musulman que Julie découvrait et admirait avec l'enthousiasme qu'accompagne les gens curieux à savoir et à comprendre. Ses regards traversaient ces lieux sacrés où par ci une multitude des gens grouillaient autour de la Kaaba, par là les pèlerins lapidaient Satan. Elle essayait de deviner la hauteur des minarets, de comprendre certains gestes rituels quand les pèlerins se désaltéraient de l'eau provenant du puits sacré de Zem-Zem, de les voir courir, enveloppés dans leur Irham. Ses regards passaient des coupoles à la cour intérieure, des toits en pente au patio. De ses images imprégnées dans son esprit, elle ne demeurait pas insensible. Pour entrer dans la salle de prière dont le sol était couvert de tapis d'orient de couleur sobre et où une pendule était accrochée au mur, elle devait se déchausser, enlever son tablier. Elle n'avait pas le droit de toucher au Coran pour l'essuyer, pour le déplacer. C'était la pièce où il faisait si agréable pour y demeurer, pour se perdre dans des méditations profondes, pour accomplir les prières et pour invoquer Dieu Tout Puissant. Elle s'y rendait une fois le matin pour donner un coup de balai quand la maîtresse avait terminé ses prières.

Julie avait un cœur de femme. Le fait d'assister au déclin d'un homme qui voulait s'agripper à elle ne pouvait la laisser insensible. Elle ne connaissait pas encore les affres de l'amour. Son intention était de causer du tort à personne. Elle ignorait encore les vices ; son innocence la mettait à l'abri de malhonnêteté ; elle ne voulait pas se montrer indifférente envers l'homme qui s'était confié à elle. C'était peut-être là sa faiblesse. Elle était loin de profiter des occasions qui pourraient l’ouvrir les portes de l'avenir. Pourtant, comme toutes jeunes filles qui se retrouvent maintes fois seules avec leur imagination, elle cherchait les possibilités de planifier l'avenir, d'étaler les perspectives qu'elle entrevoyait, de choyer même l'idée de vivre cette vie de faste et de splendeur tant désirée. Quelle image plaisante d'un avenir rassurant et rempli de bonheur ne la remplissait pas l’esprit ? Mais quand elle constatait qu'elle ne faisait que rêver elle devint triste et se disait qu'après tout elle avait bien le droit de laisser surgir de l'imagination les séquences les plus fantaisistes.

En Avril 1938 cinq mois après son arrivée dans la maison Julie continuait à repousser les avances de Bakar

Des fois, tard dans la nuit Bakar glissait dans sa chambre. Il avait pris l’habitude de venir allonger tout près d'elle quand il en avait l’envie.

— Comme je me sens si bien auprès de toi.

— Vous n'avez pas le droit. Vous le savez. Quelqu'un peut entrer et nous surprendre.

— J'ai envie de me reposer un peu à côté de toi. C'est si réconfortant. Je rêve de cet instant où je viendrai m'allonger auprès de toi.

— Vous pensez que c'est bien ce que nous sommes en train de faire ? Ne sommes nous pas en train de commettre une bêtise ? Je risque de me faire renvoyer si on vous voit ici. Est-il vraiment nécessaire d'en arriver jusque là ?

Une nuit que les averses crépitaient sur le toit, que le froid se faisait sentir que Julie avait voulu aussi se réchauffer. Elle s'était livrée à lui. D’autres nuits semblables les avaient rapprochés dans ce jeu interdit.

Un matin de Juillet 1938 elle avait la nausée et commençait à s’inquiéter. Elle aurait dû attendre deux mois quand ses règles n’arrivaient pas pour se persuader qu’elle était enceinte.

Avant que le scandale n'éclatent et qu'elle ne se fasse chasser de la maison pour avoir couché avec son jeune patron elle retournait chez ses parents.

De telle relation n’était pas tolérée dans des familles respectables. Des relations qui prenaient naissance à l'ombre de tout soupçon, et dans la discrétion absolue. Des personnes impliquées qui voulaient vivre leur vie en prenant des libertés sans une seule fois se douter qu’elles seraient victimes de leur propre actes. Ils étaient pourtant conscients des problèmes qui se poseraient pour avoir défié toute loi de moralité. Ils étaient prêts à affronter les éventualités et à tenir tête aux nombreuses personnes qui allaient se dresser contre eux pour avoir eu l'audace de s'engager dans le mauvais chemin. Il était trop tard d'entendre raison et ils n'éprouvaient aucun regret de rompre avec des gens auxquels ils devaient des respects. Toute l'existence d'une famille peut se bouleverser en prenant connaissance des nouvelles qui vont à l'encontre de ce qu'elle souhaite. 

 

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