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Un amour de convoitise

28 Avril 2016 , Rédigé par Kader Rawat

Un amour de convoitise

Le dimanche qui suivit cette démarche infructueuse qui avait enlevé l'espérance que Frédéric nourrissait à l'égard de cette fille et lui avait laissé des doutes sur des projets qu'il avait fait, il se réveillait tôt le matin pour se rendre à l'église du Tampon. A l'époque cette nouvelle construction, bâtit par le soin de l'abbé Rognard, avait soulevé des différends entre ce dernier et la famille Kervéguen. Les anciens habitants du quartier souvenaient de cette histoire que tout le monde parlait pendant longtemps. Habillé dans un costume à rayures couleur grise acheté pour l'occasion et portant cravate et chapeau, Frédéric avait surpris ses parents en se présentant devant eux dans un tel apparat un dimanche matin qu'il passait d'habitude à faire la grâce matinée. Il était peu enclin à marquer sa présence dans les offices religieux et était bien souvent absent dans les cérémonies et les messes célébrées dans l'église située à peu de distance de sa maison. Les sons des cloches lui laissaient souvent indifférent bien qu'il croyait en Dieu Tout Puissant. Il n'était pas considéré comme un fervent catholique mais n'était pas pour autant dénué de foi. Il avait un profond respect de tout ce qui touchait la religion et, dans sa vie pratique, il utilisait très souvent comme bouclier, contre toutes perversités et tentations, les règles fondamentales dictées par la Bible. Ce qui lui permettait d'adopter des principes rigoureux de l'existence et d'établir une ligne de conduite qui réglait en quelque sorte sa vie. Le temps déployé dans l'exercice de son métier dur et difficile lui empêchait de songer à fonder un foyer. Et puis bien qu'il connaisse nombreuses jeunes filles de villes et villages, toutes issues de bonnes familles, il n'avait pas encore trouvé ce qui pourrait faire son bonheur. Son cœur, jusqu'à l'âge de vingt-quatre ans quand il vit Nathalie, ignorait encore les affres de l'amour et ne pouvait pas le tromper. Ce matin, quand il se rendait à l'église de Tampon dans une petite voiture empruntée à un ami qui habitait un coin de rue de sa maison, son intention était avant tout d'aller voir cette fille, de l'aborder et de faire la connaissance des membres de sa famille. Pendant que la voiture grimpait l'interminable pente raide en faisant des bruits épouvantables et en soulevant une épaisse poussière grisâtre le long du chemin caillouteux et défoncé par les eaux, Frédéric ressentit une joie ineffable et un infini plaisir qui lui incitait à admirer le beau paysage qui se défilait lentement des deux côtés de la route. En atteignant le village après une heure et demie de route épuisante, il se dirigeait vers l'église, garait la voiture à l'ombre d'un grand flamboyant chargé des bouquets de fleurs rouge-orangées. Il pénétrait dans l'église déjà remplie de fidèles, trempait sa main dans l'eau bénite, fit des signes de croix au nom du Père, du fils et de Saint Esprit et alla s'agenouiller sur un des bancs libres à l'arrière pour écouter le sermon du père Grégoire debout au fond dans sa chaire. Au lieu d'écouter le discours du prêtre dont le sujet traitait sur la charité et dont l'éloquence avait tenu en émoi l'assistance, Frédéric traînait ses regards sur les rangés de têtes qu'il ne parvenait pas à définir ni à distinguer. Une démarche inutile étant donné que dans la position où il se trouvait il ne pouvait reconnaître personne. Une marée de chapeaux sobres, à peine perceptibles dans l'atmosphère sombre, entravait sa vue. Pendant que l'assistance chantait en chœur quelques passages de la Bible, Frédéric admirait le dôme construit des bois massifs et d'acier, les piliers en métaux dans lesquels étaient incrustés des bois sculptés, les vitraux d'où parvenait une lueur douce et colorée. Après la messe il se rendit sur le parvis pour attendre la sortie des paroissiens en fixant son regard sur les portails. Hommes, femmes et enfants quittaient le sanctuaire les yeux brillés par la foi renforcée, les visages souriants, la joie exprimée par un cœur gai, léger, soulagé. Chacun se donnait l'air de s'être débarrassé des pêchés qui encombraient le cœur, qui accablaient l'âme, qui martyrisaient l'esprit. Absolution ressentie par chacun dans une profonde conviction que du passé il ne restait pas le moindre remords et que le futur s'annonçait merveilleux et sans tâche. Aux regards fixés vers le ciel pour continuer à garder le contact avec l'au-delà s'ajoutait la douceur tant recherchée sur les visages ne se cachant plus derrière aucun masque, exprimant bonté, affabilité et sagesse. Les femmes, parées de leurs plus beaux habits de dimanches, certaines portaient de capelines, de chapeaux de paille, d'autres cachées sous des ombrelles se mettaient en petits groupes pour livrer conversation, pour échanger des salutations, pour profiter de cette occasion de rencontre, pour demander des nouvelles et pour parler un peu de tout. Les messieurs également dont la plupart des maris jaloux, des fils qui voulaient se faire remarqués ou des gendres curieux se mêlaient aux groupes pour animer les conversations déjà entamées dans la bonne humeur. Les enfants, filles et garçons, couraient dans tous les sens, passaient entre les grandes personnes sans faire attention, disparaissaient derrière la façade de l'église, grimpaient les escaliers, sautaient trois ou quatre marches, escaladaient les murs en poussant des cris et faisant des bruits qui égayaient la scène. Frédéric avait rencontré quelques amis d’enfance, tous mariés et père de famille, qu'il avait perdu de vue et qu'il avait retrouvé à sa plus grande joie. Il avait fait la connaissance de leur épouse qui tenait dans les bras leur enfant encore en bas âge. Il avait descendu les perrons et se tenait au milieu de la cour quand Nathalie sortait de l'église, accompagnée de sa mère, une ravissante femme d'une quarantaine d'années qui n'avait pas perdu encore sa fraîcheur. Ces deux femmes ainsi debout sur le porche ne pourraient tromper l'œil d'un observateur, tant leur ressemblance était frappante malgré la différence d'âge. Pour la première fois Frédéric savourait de ses yeux hagards et éblouis la beauté sublime de la fille dont la longue robe en soie couleur bleue ciel, à large colle en dentelles, embellissait davantage la personne et ajoutait une touche d'agrément à son corps élancé, moulé et taillé comme une œuvre soigneusement travaillée par Rodin. Entraînant à l'écart son ami Eric Rivière qui habitait le quartier il demanda : — Dites moi donc Eric, connais-tu cette demoiselle qui se tient debout là-haut en compagnie de cette dame ? — Laquelle tu veux dire ? Il y a plusieurs qui se trouvent là-haut. Celle qui porte un chapeau blanc décoré d'un ruban noir est une demoiselle Hoarau. Voilà justement le curé qui échange quelques mots avec la mère, une femme, parait-il, de tempérament que le docteur a ramené d'une province française dont je ne me souviens plus le nom. — Je m'en suis aperçu qu'elle a l'air très cultivée. Et puis quelle grâce dans ses manières ! Est-ce le seul enfant, cette ravissante fille ? — Pas du tout. Les autres se trouvent en France. Deux fils qui suivent des études à la Sorbonne et une fille, la plus grande, mariée à un banquier parisien réputé. Mme Hoarau a l'habitude de venir passer quatre à cinq mois dans l'île pour ne pas avoir à supporter le froid qui sévit en France. Elle profite de cette occasion pour s'occuper de plusieurs propriétés situées sur le littoral entre Saint-Pierre et Saint-Joseph et confiées à des colons auxquels elle se chargeait d'aller demander des comptes et de contrôler les travaux. — Elle a un sacré courage. Et que fait son mari ? En s'intéressant à l'histoire de cette famille et en posant une foule de questions à son ami Eric qui était bien informé pour avoir vécu dans le quartier depuis longtemps, Frédéric démontrait des intérêts particuliers qui éveillaient des soupçons sur les sentiments qu'il éprouvait à l'égard de la charmante fille. En écoutant son ami parler il ne quittait pas des yeux la demoiselle dont les démarches gracieuses à côté de la mère adoptant une attitude remplie d'aménité et de courtoisie attiraient l'attention des jeunes célibataires, d'hommes mariés et des femmes envieuses qui lançaient de temps à autre des œillades remplies d'admirations dans la direction, firent un signe de tête, esquissaient un sourire bienveillant. Elle délaissait peu après sa mère qui continuait à parler avec le prêtre et descendait les escaliers en soulevant légèrement sa robe qui définissait à merveille sa taille si magnifiquement dessinée dans la lumière éclatante du soleil et laissait entrevoir la rondeur de ses jambes chaussées de splendides bas de soie. Quelques boucles de ses cheveux, échappés par des mouvements brusques, suspendaient des deux côtés de ses joues empourprées par les efforts fournis et par la bouffée de chaleur qui s'élevait du sol à cette heure de la journée. Elle rejoignit quelques amies regroupées plus bas dans la cour et, sans se rendre compte qu'un admirateur assidu ne la lâchait pas des yeux et suivait ses moindres mouvements, elle se mêlait à la conversation ; une expression de joies et de bonheur se manifestait par l'emportement des unes et des autres impliquées dans le petit cercle ainsi formé. Quand une de ses amies s'approchait d'elle pour chuchoter quelque chose à ses oreilles, un secret peut-être partagé dans la discrétion, elle penchait le visage légèrement de côté et laissait apparaître des dents blanches bien rangées; ses yeux noisettes étaient décorés de cils touffus ancrés dans des arcades dessinées d'un mince filet de sourcils fraîchement épilés. Les lèvres fines et teintées de fard s'ajustaient à merveille sous le nez pointu et légèrement relevé comme celui d'une déesse grec. A l'extrémité de ses bras suspendus au long de son corps svelte et cachés sous une toile de mousseline bleu ciel, apparaissaient deux mains fines aux doigts effilés au bout desquels étaient accrochaient des ongles vernies d'une longueur raisonnable. Parfois, avec un geste machinal, sa main ajustait quelques boucles déplacés par une brise capricieuse pour entraver sa vue. C'était alors qu'elle remarqua plus loin Frédéric qui profitait de ce bref regard jeté sur lui pour faire un signe de tête à peine remarquable, tant il voulait se montrer discret. Elle affecta un air indifférent et ne laissa pas apparaître le moindre signe d'encouragement ni ne démontrait aucune faiblesse. Elle continuait à bavarder en mettant davantage de coquetteries dans ses démarches. Quand elle se retournait pour regarder dans sa direction, il comprit que c'était à ce moment là qu'elle se souvenait de lui. Satisfait d'avoir pu se faire remarqué au milieu de cette foule par la fille qu'il était venu voir, Frédéric prit congé de ses amis qui voulaient le retenir pour la journée en l'invitant chez eux. Il avait désisté sous prétexte qu'il avait quelques affaires pressantes à terminer mais s'était juré de revenir une autre fois. En faisant la route vers Saint-Pierre il essayait de se rappeler ce que son ami lui avait raconté. Le docteur Hoarau, père de Nathalie, passait son temps entre Paris et le petit village de Tampon. Ses parents étaient propriétaires de centaine d'hectares de terres qui demeuraient longtemps en friches sans qu'aucune démarche ne fût faite pour les exploiter. A la fin du siècle dernier quand le jeune Gustave, son prénom, allait poursuivre ses études de médecine à Montpelier ses parents le rejoignirent là-bas pour l'encourager. Il acheva ses études dix ans plus tard, épousa la fille d'un riche industriel de la même ville et décidait de venir dans l'île pour exploiter les terres laissées à l'abandon et pour travailler comme médecin de campagne. Installé depuis une vingtaine d'années au Tampon, il avait fait construire au début une belle maison coloniale sur une parcelle de terre située tout près de la route; plusieurs hectares de terres transformés en petits champs recouverts d'une variété de plantes destinées au commerce complétaient la propriété. Le géranium dont l'essence très recherchée avait atteint un prix record les vingt dernières années faisait partie des cultures principales. Ces plantations étaient irriguées de petits ruisseaux alimentés des eaux qui descendaient des hautes montagnes et qui poursuivaient leurs cours jusqu'à l'embouchure d'une rivière dont les berges étaient bordées d'un immense verger planté d'une variété exceptionnelle d'arbres fruitiers qui avaient fait la fortune de nombreux propriétaires parmi lesquels le docteur Hoarau en faisait parti. Le docteur Hoarau avait la passion de visiter souvent ses propriétés et de s'occuper de ses champs dont certains étaient confiés à des colons ayant une longue expérience dans l'agriculture. Économe, ambitieux, opportuniste et spéculateur avisé, le docteur Hoarau parvint, avec les bénéfices réalisés par l'exploitation des plantes de géranium qu'il avait fait son cheval de bataille et sur lesquelles reposait toute son entreprise, à épargner une importante somme d'argent qu'il avait utilisée par la suite pour l'achat de nombreuses parcelles de terre que le comte de Kervéguen vendit après sa défaite aux élections; les habitants du sud et même de l'île se souvenaient pendant longtemps des troubles causés par les partisans politiques pendant la campagne électorale et même après les élections. Grand ami du Comte, quand le docteur Hoarau constata que se mêler dans de tel enjeu politique pourrait avoir des répercussions sur ses propres affaires il se retirait discrètement en France auprès de ses parents sous prétexte qu'il avait des affaires urgentes à régler. Cela lui épargnait désormais à la fois de déplaire à un ami qui avait besoin de l'aide et de soutiens dans une pareille circonstance et d'éviter de tremper sa main dans ce rouage politique si redouté à l'époque tant elle était synonyme de fraudes, de corruptions, de violences et même de pressions. Autant soulagé se sentait-il à son retour plus tard quand il apprit avec quelle violence les élections avaient eu lieu, autant satisfait il était pour constater sa maison et ses propriétés épargnées par un peuple aveuglé par la colère. Un tel exemple lui avait décidé par la suite de vendre comme l'avait fait le comte de Kervéguen, et aussi le comte Choppy une grande partie de ses terres pour placer son argent dans d'autres affaires florissantes montées dans plusieurs villes françaises. Ses placements dans des affaires qui prenaient de l'essor, l'acquisition des immenses portions de terres productives louées à des fermiers dans les provinces, l'achats des immeubles à plusieurs étages situés dans les villes et les banlieue et loués à des particuliers, et les actions achetées dans de grandes compagnies industrielles en pleine croissance avaient mit le docteur Hoarau dans une situation financière plus que confortable. Ses enfants étaient tous assurés d’une dot intéressant qui frisait le million chacun. Le travail ne devenait qu'un prétexte pour s'occuper le temps, pour ne pas se perdre, s'ennuyer dans l'oisiveté et se créer une atmosphère insoutenable, insupportable qui aplatit le moral, qui déséquilibre l'existence si bien réglée, qui détruit l'individu. C'était pour cette raison que l'épouse du docteur Hoarau continuait à s'occuper de ses terres qui avaient été préservées exprès et permettaient de donner un sens à son existence. Elle avait eu cet amour d'exploiter ses terres depuis qu'elle avait compris combien cela la faisait du bien, la soulageait, la mettait de bonne humeur. Elle avait besoin de ce contact avec la nature dans une forme tout à fait différente, ce qui la permettait de déployer autant de vigueur qu'elle voudrait sans jamais ressentir la moindre fatigue mais entretenant tout le temps cet air jovial qui était en grande partie responsable de cette fraîcheur qu'elle exhalait, de cette jeunesse si apparente dans ses comportements, dans ses attitudes, dans ses manières et même dans son état d'esprit. Ce matin qu'elle parlait au prêtre en se tenant debout sur le parvis combien n'était-elle pas comblée de sentir les regards de beaux messieurs accrochés à sa personne anoblie déjà par les multiples actes de bienfaisances à l'égard des pauvres et des associations à caractère social et familial. Personne dans le quartier ne pouvait ignorer que Mme Hoarau, la femme du docteur, touchait à tout, se voyait concernée dans la réparation de la toiture de l'église abîmée par un mauvais temps, ou de la construction de quelques salles de l'école catholique, ou encore de l'aménagement des sentiers qui permettaient aux bonnes sœurs habitant un ancien presbytère situé au fond des bois d'éviter de longs et dangereux détours dans la forêt obscurcie par de grands arbres aux branches fortement ramifiées et dont le sol était recouvert d'une épaisse couche de feuilles sèches et craquantes.

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Une visite à Henry Payet

22 Avril 2016 , Rédigé par Kader Rawat

Une visite à Henry Payet

Une visite à Henry Payet

Frédéric savourait tranquillement dans sa chambre située à l'étage de la superbe maison de ses parents les plaisirs que lui avaient procurés les démarches sentimentales qu'il avait effectuées ces derniers jours et les joies qu'il ressentait en faisant surgir de son imagination les séquences entrecoupées de cette inoubliable matinée qui avait fixé ses sentiments à l'égard de cette belle étrangère qu'il avait hâte de rencontrer et de connaître. Il était d'une telle opiniâtreté que sans tenir compte de son milieu social, sans mesurer les conséquences de ses actions, sans se douter qu'il s'engageait dans une bataille où il risquait d'éprouver une grande déception, les jours qui s'ensuivirent préoccupèrent son temps à rencontrer les personnes susceptibles à le faire entrer en contact avec Madame Hoarau, la mère de Nathalie. Un après-midi, pendant que le soleil se déclinait au coin de l'horizon en projetant ses belles lueurs jaunâtres sur toute la partie de littorale où un chemin sablonneux, dont les deux côtés étaient jonchées des arbustes, des plantes arborescentes et de mauvais herbes, reliait la ville de Saint-Pierre à celle de Saint-Joseph, Frédéric se dirigeait dans une voiture d'occasion qu'il venait d'acheter, vers une distillerie de géranium située à Grand Bois. Il allait retrouver un vieux colon qui s'appelait Henri Payet et qui travaillait encore pour la famille du docteur Hoarau.
Henri Payet était le fils de ces pauvres blancs qui refusaient de travailler pour les autres et qui préféraient occuper une parcelle de terre par des contrats verbaux passé avec le propriétaire et qui s'appelait le colonat partiaire. Le nouvel occupant avait à distribuer au propriétaire un tiers de ce qu'il produisait sur une partie de terre qui ne lui appartenait pas. Henri Payet cultivait de la canne pour faire suite à ce que son père Joslyn Payet avait commencé cinquante années plus tôt. D'autres cultures, en particulier des agrumes complétaient une activité qui s'avérait rentable et qui permettait à ce colon prospère et travailleur de nourrir sa famille et de faire de l'économie pour réaliser des projets ambitieux ayant pour but de conforter son avenir et d'assurer sa position sociale. La petite maison construite sur cette terre démontrait combien Joslyn Payet, le père, croyait fermement que plus tard cette terre lui appartiendrait. Effectivement une proposition d'achat de ses terres occupées pendant presque une décennie faite au docteur Hoarau s'était soldée par l'établissement d'un contrat de vente dont le montant était considéré comme raisonnable par les deux parties et les années de labeur consistaient, pour la famille Payet, agrandie de plusieurs membres avec la naissance de nombreux enfants, à payer la dette contractée pour devenir à tout jamais propriétaire. Cette distillerie, équipée de plusieurs alambics, fut entièrement financée par le docteur Hoarau et située sur une partie de terre jouxtant celle d'Henri Payet. Ce dernier était choisi comme contremaître chargé à contrôler les travaux d'une dizaine d'employés laborieux que le docteur avait recrutés dans les quatre coins de l'île et qui lui étaient d'une grande dévotion. Cela fait dix ans déjà depuis qu’Henri Payet travaillait pour son compte sur ses terres et s'occupait de la distillerie qui lui permettait un gain supplémentaire qu'il utilisait pour payer les échéances de la dette qui n'était pas loin d'arriver à son terme. Le docteur Hoarau parvenait à exploiter la distillerie pendant quinze ans en envoyant régulièrement un grande partie de ses récoltes de géranium pour être distillées et lui permettait d'obtenir plusieurs centaine de bouteilles d'essence dont une partie était vendue à des prix intéressants aux marchands arabes qui abordaient le port de la Pointe des Galets dans des paquebots de Messageries maritimes. La grande étendue d'acacias qui couvrait plusieurs hectares de terres fournissait du bois nécessaire pour être brûlé sous les alambics. Les paillotes, disséminées dans la forêt plus loin, étaient les habitations des anciens engagés qui travaillaient les terres, plantaient les arbres, labouraient les champs.
Après avoir traversé le pont pittoresque au dessus d'un ruisseau dont l'eau tombait au fond d'une ravine, la voiture poursuivit sa route sur la partie côtière qui découvrait une bande de sable blanc assailli constamment par les vagues de la mer qui berçaient pendant la saison chaude de l'année nombreuses personnes qui s'y rendaient pour prendre un bain. L'usine de Grand Bois, responsable en grande partie du peuplement de la région, se pointait au loin avec sa chaume en Vacoas et, les habitations qui se trouvaient à peu de distance indiquaient déjà la prospérité des habitants du quartier, tous des travailleurs désireux de mettre au service des autres leur courage et leur bonne volonté dans l'espoir de construire une vie agréable et pleine de promesse. La statue érigée devant l'usine trompait souvent les passants qui se découvraient la tête en croyant qu'il s'agissait d'une église.
Il était bien tard quand Frédéric s'engageait dans le chemin menant vers la maison de Monsieur Payet. Le bruit du moteur attirait l'attention de deux chiens de race qui ne cessaient d'aboyer en suivant le véhicule qui continuait sa route vers l'habitation. L'ombre que projetait la maison à étage, construite tout récemment, se contrastait avec la cime de plusieurs tecks d'Arabie dont les feuilles jaunâtres étaient illuminées par les derniers rayons du soleil. Les tecks, dont le bois est de bonne qualité, furent introduits dans l'île pour abriter les caféiers de même origine. Une grande partie de la plaine détachait la maison de ces décors grandioses. Des hommes et des femmes, recourbés par une journée de travail acharné, exténués par la fatigue, le front bruni par le soleil, perlé de grosses gouttes de sueurs qui ruisselaient sur leur corps luisant, achevaient dans le silence du crépuscule les tâches commencées très tôt le matin. Le sol en pente et caillouteux fut défoncé et ameubli par la charrue. Les rigoles furent creusées dans ces terres remuées et recouvertes d'engrais, et les herbes étaient sarclées. Entre les sillons où divers instruments aratoires gisaient à même le sol, des femmes se pliaient pour déposer les morceaux des cannes, pour semer les graines, pour mettre des plantes. A côté, le contremaître, portant des bottes entachées de boue, un pantalon et un paletot kaki et un casque colonial de couleur blanche, dirigeait les travaux et donnait les dernières instructions. Frédéric longeait un enclos parsemé des écuries, d'une bergerie, des poulaillers et d'une basse-cour. Une variété d'animaux de différentes races et origines se trouvait dans cet espace limité. Un domestique accourait pour calmer les chiens et les ramener à l'arrière de la maison.
Frédéric garait la voiture sous un énorme acajou de Sénégal muni de gigantesques contreforts et dont le tronc était recouvert d’écorces en forme d’écailles. L'arbre se présentait comme un bouquet à haute futaie dont les feuilles étaient suspendues au bout des rameaux. Cet arbre fourni un extrait aqueux utilisé autrefois pour lutter contre le paludisme parce qu'il contient de la quinine; l'on guérissait également les maladies de la peau telles que varicelles et lèpres; l'écorce posée en cataplasme sur les brûlures graves et les blessures agit comme un bon cicatrisant. En approchant la maison à pied par un sentier recouvert de sables blancs et bordé des vacoas, des aloès et d'une variété des agaves et des cactus, Frédéric pouvait admirer l'aspect rustique de la maison dont le toit en bardeaux, les murs en pierres de taille, la varangue soutenue par des piliers en bois de fer et décorée de mezzanines; les côtés étaient plantées des cocotiers et une rangée de filaos et de pins colonnaires complétait le décor.
Un jardin composé de plusieurs massifs plantées des marguerites, des rosiers, des tulipiers, des bégonias, séparé par des allées pavées menait vers un kiosque au chaume composée des feuilles de latanier, à une sortie vers l'est et à une autre sortie vers l'ouest. La devanture de la maison se trouvait dans la partie nord et fit face à la mer; la partie sud qui dominait un grand bassin à l'embouchure d'une ravine était clôturée par une haie haute de deux mètres et protégée des fils de barbelés fixés aux poteaux placés à quatre mètres de distance l'un de l'autre et qui firent le tour de la maison. Les autres parties de la propriété rassemblant une vingtaine d'hectares de terres étaient réparties en plusieurs parcelles de terre recouverte de diverses plantations agricoles exploitées à grande échelle et comprenant essentiellement des produits dont les cours étaient encore élevés. Dans le ciel bleu pale taché des lambeaux de nuages, au delà des montagnes, des tourterelles, des serins, des moineaux, des perdrix volaient à basse altitude pour gagner probablement leurs nids quelque part dans les hauts. Du côté de la mer des hirondelles et des pailles en queue tournaient toujours et attendaient l'heure pour rejoindre leur repaire dans des arbres situés sur les côtes et sur les flancs des falaises. A cette heure-ci Henri Payet n'était pas encore rentré à la maison. Mme Payet était venue ouvrir le portail en bois de fer couleur verte pour accueillir Frédéric qu'elle connaissait déjà. Elle le proposait d'entrer et d'attendre l'arriver de son mari. Il pourrait entre-temps siroter un bon cocktail de jus d'ananas et de mangue dont Mme Payet connaissait le secret. Il était tenté par la chaleur qu'il faisait de se désaltérer et de se reposer un peu mais le peu de temps qu'il lui restait avant que la nuit n'enveloppât la région dans l'obscurité totale ne pouvait pas le permettre de telle fantaisie. Il préférait aller retrouver Henri Payet en prenant un raccourci qui menait vers la plage et en poursuivant sa route vers la distillerie qui se trouvait deux kilomètres plus loin. Une forte odeur d'essence de géranium lui indiquait qu'il approchait sa destination. Henri Payet s'apprêtait justement à sortir quand il aperçut Frédéric qui se dirigeait dans sa direction.
Henri Payet et Frédéric Grondin se connaissaient bien pour avoir traité ensemble plusieurs affaires dont l'un et l'autre en avait tiré profit. Homme d'une cinquantaine d'année, de haute taille, corpulent, le front protubérant, la bouche cachée sous une moustache touffue, les yeux enfouis sous des arcades décorées d'épais sourcils, les pommettes saillantes, les joues imberbes, les cheveux longs et grisonnants, Henri Payet ressemblait à ces paysans dotés d'un courage exemplaire, d'une force difficilement exhaustive par des travaux assidus, d'un moral affermi par les combats durs qu'ils auraient dû mener le long de leur existence et d'une confiance installée en eux par les belles perspectives perçues pour l'avenir. Combien de fois n'avait-il pas suivi les conseils de Frédéric Grondin en préservant ses récoltes et en attendant le moment propice pour les vendre à des prix intéressants quand les cours étaient à la hausse? Et combien n'était-il pas reconnaissant envers cet homme qui sût lui permettre de réaliser de gros bénéfices dans ses affaires en refusant à chaque fois avec cette même amabilité d'accepter de récompense. Frédéric Grondin savait que toute la valeur, toute l'importance des services rendus diminuait par l'infime récompense acceptée. Il voulait tout simplement prouver qu'il était un ami, pas le meilleur peut-être, mais un ami honnête qui ne cherchait pas à tirer avantage. Il l'avait fait sans aucune arrière pensée, ni même concevoir l'idée qu'un jour lui-aussi aurait besoin de demander service. L'existence est telle que personne ne peut dire qu'il peut se passer de l'aide de son prochain.
Henri Payet n'aimait pas parler beaucoup. Ne sachant ni lire ni écrire il avait pris l'habitude dès son jeune âge de prononcer peu de mot et d'écouter beaucoup. La vie champêtre qu'il menait ne lui donnait pas l'occasion d'engager beaucoup de conversation avec ses proches. Ensuite il préférait parler dans la stricte nécessité pour éviter de dire des bêtises. Mais Frédéric savait comment le mettre à l'aise et quel sujet aborder pour lui arracher de la bouche, du fond du cœur, de son esprit tous sentiments entassés, toutes histoires enfouies, toutes connaissances renfermées et condamnées. Henri Payet était un homme fatigué par le travail, et son esprit était plutôt occupé à passer en revue les événements de la journée pour se rassurer qu'il n'avait rien oublié comme font ces travailleurs consciencieux. Il avait l'habitude, après avoir fermé le hangar où les distilleries étaient installées, de rentrer directement à la maison pour prendre un bain afin de se débarrasser de cette odeur de géranium qui collait à sa peau. C'était une odeur forte qui faisait tourner la tête de ceux qui n'étaient pas habitués à la respirer. Frédéric Grondin était lui-même gêné par l'émanation de cette odeur. Les deux hommes échangeaient les formules de politesses en s'engageant dans un étroit sentier recouvert des coraux quand l'atmosphère commençait à assombrir; le soleil s'engouffrait dans une énorme masse nuageuse suspendue au-dessus de l'horizon.
— Tu restes dîner ce soir, Frédéric. Il n'est pas question que tu reprennes la route tout de suite. Je profiterai pour te faire goûter une spécialité que je viens de mettre au point.
— Bah! Encore ces liqueurs que tu fabriques avec le jus de la canne! Je ne tiendrai pas le coup. C'est trop fort. L'autre fois j'avais à peine commencé à boire que ma tête s'était mise à tourner. Je t'en supplie. Surtout pas ça.
— C'est pas du tout pareil. Tu verras, c'est plus léger, plus raffiné et le goût est différent. Tous ceux que j'ai fait goûter l'ont apprécié. Ensuite ils m'ont demandé la composition. Ils ne sont pas si bêtes.
— Évidemment, si c'est pour t'attirer des ennuis, vaut mieux rester en dehors de tout ça. Tu connais bien combien de contrebandiers se font attraper tous les jours et quelle punition leurs sont réservée? Tu as bien fait de ne rien dire. Tu imagines si une seule fois ton nom est prononcé ou cité auprès des hommes de loi? Tu seras à tout jamais emmerdé.
— Attention. Ce n'est pas du rhum, ni cette espèce de l'arak pour lequel les fabricants sont si sévèrement réprimée par la justice. Le mien est du vin de la canne, donc moins agressif et avec une saveur qui rend la consommation agréable et son goût léger et doux est très apprécié. Justement j'ai l'intention de le mettre sur le marché et d'en garder l'exclusivité. Tu sais Frédéric, j'ai mes petits secrets et avec l'aide d'un pharmacien retraité rencontré à Saint-Joseph des multiples expériences ont été faites et ont permis de fabriquer une boisson qui pourrait se vendre bien.
— Tiens, tiens. Tu as l'intention d'enivrer toute la population avec ton vin pays. Tu auras des milliers de litres à fabriquer alors. Je prendrai bien un peu de ton vin ..., dis donc tu dois trouver un nom pour l'appeler ce vin si tu veux le commercialiser.
— J'ai pensé au vin de Bourbon. Qu'en dis-tu?
— Pas mauvais du tout. C'est un nom qui rattache parfaitement le produit à son pays. L'île fut bien appelée Bourbon autrefois et la canne à sucre a toujours été parmi ses cultures principales. En ce qui concerne le vin de Bourbon, je te donnerai mon avis quand j'aurai goûté. Pour l'instant je ne peux rien dire.
— Très bien. Maintenant Frédéric, dis moi. Que me vaut l'honneur de ta visite? Si tu es de passage dans la région et tu as eu l'envie de me voir, cela me fait grand plaisir. A moins que tu te rends à Saint-Joseph chez des parents.
— Pour te dire franchement Henri j'ai à te parler d'une affaire personnelle. Mais comme il n'y a rien qui presse j'attendrai que nous trouvions un endroit discret pour t'en parler. J'accepte volontiers ton invitation à dîner si cela ne va pas déranger Mme Payet.
— Tu parles de dérangement seulement en partageant notre repas! Tu sais très bien que mes enfants sont tous mariés et sont allés vivre en ville. Ici, dans cette maison il ne reste que ma femme et moi et mon vieux père de soixante-quinze ans qui est presque cloué dans un fauteuil. Rodiguez, le fils d'un fidèle domestique s'occupe de lui matin et soir. A cette heure-ci il est déjà couché. Il a gardé cette habitude de se coucher en même temps que le soleil.
En approchant la maison par le sentier qui longeait la plage, les deux hommes pressaient les pas pour ne pas se voir dépassés par l'obscurité qui enveloppait la région à grande vitesse. Mais avant de pénétrer dans le jardin, Henri avait remarqué la voiture rangée sous l'arbre.
— C'est ton nouvel engin?
— Oui. Je viens de l'acheter à un ami du ministère des ponts et chaussées qui rentre en France avec sa famille. Je lui avais trouvé de bons acquéreurs pour ses meubles de grandes valeurs et du temps de la Compagnie des Indes. Ensuite pendant longtemps nous entretenons de bonnes relations. Quand son père se retrouvait pour la première fois à la Pointe des Galets avec sa femme et deux petits enfants, c'était mon père qui les avait aidés. Ils étaient perdus et ne savaient où aller. Père les avait trouvé un logement et s'était occupé d'eux jusqu'à ce qu'ils s'étaient fixés quelque part en ville. J'ai connu le fils bien plus tard. Son père l'aurait assurément mis au courant de cette histoire. Un lien permanent s'est établi entre cette famille et la notre. Il avait voulu faire preuve de reconnaissance en me vendant sa voiture à un prix raisonnable. A vrai dire je n'étais pas intéressé à l'acheter. Je lui ai fait comprendre qu'il pourrait tirer une bonne somme mais il avait absolument voulu que je gardais un souvenir de sa famille et avait insisté pour que j'achète sa voiture.
— Ce n'est pas du tout une mauvaise affaire que tu as faite. Premièrement tu pourras venir me rendre visite de temps à autre. Ensuite, le travail que tu fais nécessite un moyen de locomotion. L'inconvénient est que tu dois éviter de l'utiliser la nuit. La route est incertaine et dangereuse et les chemins ne sont guère en bon état. De ce fait bien évidemment tu passes la nuit ici et reprendra la route si tu le désires demain. Je ferai également préparer une chambre pour ce soir. Ainsi nous aurons tout notre temps et nous pouvons parler jusqu'à fort tard.
— A vrai dire j'avais cru pouvoir atteindre Saint-Joseph à la tombé de la nuit en passant une demi-¬heure chez toi. Mais je me suis trompé. Je te remercie de l'hospitalité mais j'aurais aimé avoir l'accord de Mme Payet.
En pénétrant dans la maison, Henri alla retrouver sa femme et l'avertit qu'il y avait un couvert de plus pour le soir et une chambre à préparer à l'étage. Il y avait un invité. Mme Payet avait déjà prévu le couvert et allait justement demandé à son mari de retenir le jeune homme pour la nuit. C'était déjà fait. Suzanne était prévenue. Suzanne était la bonne qui travaillait chez les Payet depuis qu'elle était bien jeune. Elle était la fille d'un couple d'engagés indiens qui travaillaient dans les champs des autres propriétaires qui habitaient de l'autre côté de la rivière. Henri Payet, une fois en passant devant une de ces paillotes qui abritaient ces engagés, avait remarqué sur le pas de la porte cet enfant malingre, maigrichonne et abandonnée. Il avait parlé à ses parents qui avaient accepté de lui remettre l'enfant destinée à travailler dans la maison contre de la nourriture, hébergement et une vie saine. Ce couple d'engagés étaient contents d'apercevoir qu'un de leur nombreux enfants avait trouvé un toit et n'en demandaient pas plus. Ils venaient de temps à autre prendre de ses nouvelles et aperçurent à chaque fois qu'elle s’embellissait et devenait plus belle. Ils retournèrent vivre dans leur paillotes le cœur rempli de joie et l'esprit tranquille. Henri Payet les récompensait souvent des graines, des légumes et des fruits. Pendant que Frédéric attendait sous la varangue, Suzanne se présentait avec un plateau artisanat fabriqué des feuilles de vacoa tressées sur un carton dur en forme rectangulaire, et contenant une carafe remplie de jus de fruit, un grand verre et une petite serviette à éponge.
A dix-huit ans Suzanne était une jeune fille épanouie. Un corps élancé se cachait sous des vêtements modestes; la peau lisse et huilée était brunie par le soleil; de grands yeux marron foncés brillaient d'affections que ses patrons la couvraient; de longs cheveux noirs et luisants dépassaient les hanches; elle reflétait bien ce personnage d'aspect asiatique dont les manières douces et mesurées, le caractère docile, le comportement habile et l'intelligence raffinée donnaient une apparence améliorée et remplie de qualités. Suzanne déposa le plateau sur une table ovale en bois. Un fanal accroché à la poutre par une chaîne permettait d'étudier ses démarches qui laissaient échapper certaines grâces que seules les femmes en connaissent les secrets. Elle avait en plus une voix douce quand elle demandait:
— M'sieur veut que je lui sers tout de suite?
— Non, merci.
— Si M'sieur désire autre chose, je suis juste à côté.
Frédéric attendait que Suzanne disparaisse derrière la porte pour tourner ses regards vers le ciel afin d'admirer les multitudes étoiles qui brillaient. Entre-temps, Henri Payet était allé prendre son bain, changé de vêtement et se présentait un peu plus tard comme une personne soulagée, fraîche. Frédéric tenait dans sa main un verre de jus à moitié rempli et se tournait vers son ami quand ce dernier appela Suzanne qui accourait et se présentait devant la porte:
— Oui patron.
— Va dans la cave et emmène moi une bouteille de vin rangée sur les étagères au fond. Fais vite petite et ensuite prends deux verres quand tu passes dans la cuisine.
— Oui patron.
— C'est une fille superbe. J'ai déjà trouvé un jeune homme travailleur pour la marier. Je lui ai parlé et il est d'accord mais je préfère attendre encore un peu. Je pense aussi. Sans elle comment est-ce que nous allons faire? Elle est comme notre propre fille. J'ai déjà pensé de la donner cette maison qui se trouve tout près du bassin. Elle est encore en bon état et n'est pas loin d'ici. Elle pourra venir travailler chez nous. Son futur mari s'occupera des terres. Je leur donnerai une parcelle de terre pour qu'ils puissent planter, élever des animaux et vivre. Bien, maintenant je suis prêt à t'écouter. Qu’as-tu à me dire de si personnel.
— Et bien il s'agit de la fille de Mme Hoarau, l'épouse du docteur, ton ex-propriétaire.
— Mon ex-propriétaire et mon patron. Puisque je m'occupe encore de ses distilleries. Et qu'est-ce qui se passe avec sa fille? Ne me dis pas que tu es tombé amoureux d'elle.
— C'est justement le cas.
— Et qu'attends-tu de moi?
— Présentez-moi à cette famille.
— Te présenter à cette famille? Il faut que je trouve un bon prétexte. Et si tu veux être un bon prétendant, tu as intérêt de faire bonne impression la toute première fois. Mais je ne promets pas que tout puisse se passer bien. Si tu veux être présenté, ce n'est pas vraiment un problème. Il y existe tellement d'occasions que ce n'est pas cela qui va nous manquer. Et tu as intérêt de te mettre sur tes gardes et d'être sûr où tu mets les pieds. Je connais cette famille de longue date et tu dois toujours t'attendre à des surprises.
— Et si tu me parles un peu de cette famille que tu connais si bien, peut-être que je comprendrai davantage ce que je dois faire.

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Une source de distraction

15 Avril 2016 , Rédigé par Kader Rawat

Une source de distractions

Situé entre la ville de Saint-Pierre qui s'étend au bas sur le littoral et faisant face à la mer, et la Plaine des Cafres en haute montagne le village du Tampon de l'époque, renommé pour ses cultures de géraniums et autres plantes aromatiques gardait encore cet aspect terne et mélancolique, souvent pendant l’hiver enveloppé dans un épais brouillard que les rayons doux du soleil parvenaient avec peine à dissiper. Les maisons, remarquables par le style colonial avec varangue et jardins fleuris, étaient un mélange d'architecture française et africaine que les récents habitants de la région avaient su faire adapter aux conditions climatiques capricieuses de l'île. En retrait et à distance respectable de deux côtés de la route qui menait au village, ces maisons, à toitures basses en bardeaux coupés des bois de tamarins ou en tôles ondulées galvanisées, étaient pour la plupart cachées derrière une épaisse végétation qui donnait en permanence une fraîcheur agréable aux habitants. Leurs principales activités consistaient à embellir un jardin des boutures donnant les plus belles fleurs, à cultiver un potager se trouvant à l'arrière de la maison ou à s'occuper plus loin d'un verger planté, avec le plus grand soin, d'une exceptionnelle variété d'arbres fruitiers chargés des fruits juteux pendant la saison chaude de l'année. Le chemin encore en terre qui grimpait la route des six cents était sillonné par les roues des charrettes à bœufs chargées des cannes, et des calèches transportant des visiteurs qui traversaient le village en portant leur regard admiratif sur les vestiges laissés par le comte de Kervéguen, ancien propriétaire d'une grande partie de la région dont l'usine désuète, l'église en bois et le cimetière rappelaient encore le nom. Lieu de carrefour entre la ville plus bas et les plaines verdâtres et humides dans les hauts, à mi-chemin entre la chaleur accablante du littoral et le froid intense des montagnes, le Tampon, autrefois une forêt dense et un lieu de refuge des noirs marrons, connut à la fin du dix-neuvième siècle un accroissement de population. Ils étaient tous attirés par les conditions climatiques favorables, par l'atmosphère agréable et reposante, par la végétation considérablement diminuée par des bûcherons habiles qui permettaient à ceux qui voulaient s'installer dans la région d'utiliser les bons bois de la forêt pour construire de belles et solides maisons à étage qui pouvaient résister au vent violent des cyclones. De ces petites parcelles de terre vendues par le Comte de Kervéguen s'élevaient de grands champs de géranium rosat, plantes desquelles l'on obtient une essence coûteuse utilisée à fixer les parfums. Obtenus par distillation dans de petits alambics que les bois des acacias brûlés chauffaient, cette essence très recherchée et qui se vendit très cher fit la fortune de nombreux propriétaires dont les principales ressources y dépendaient. Même après la cuite la fumure des géraniums était utilisée comme engrais pour les autres cultures nécessitant une terre riche et constamment entretenue. Ce modeste quartier du sud acquit au début du XXème siècle une notoriété publique évoquée par les crimes abominables perpétrés par Sitarane, Saint-Ange Calendrin et Emmanuel Fontaine, tous les trois arrêtés, trouvés coupables et condamnés à mort malgré que seul Calendrin fût gracié à la consternation de la population par le Président de la République tandis que les têtes de deux autres bandits tombaient à leur grand soulagement. Frédéric Grondin avait grandi parmi ses quatre frères et ses trois sœurs, tous ses cadets dans une modeste maison créole située au cœur de la ville de Saint-Pierre. Pendant son enfance il se rendait souvent dans la station balnéaire, petit port où il rencontrait des pêcheurs qu'il accompagnait dans un bateau à voile quand la mer était calme pour leur regarder attraper des cabots de fond, des rougets, des vièles, des crabes, des langoustes, des capitaines ou des empereurs. Il s'intéressait depuis son très jeune âge à toutes les activités qui lui permettaient d'avoir de la vie une vision générale et vaste. Il avait compris combien ses parents eux-mêmes se débattaient pour parvenir à nourrir et à élever tous ces enfants qui n'avaient aucune raison de se plaindre. Chacun de leur côté, en grandissant, avait choisi de faire le travail qui leur plaisait sans que les parents ne les obligeaient. Ainsi, les filles qui avaient atteint l'âge de la maturité se détachaient, s'éloignaient de la maison paternelle pour exercer dans différentes villes des activités qui leurs permettaient de gagner de l'argent et d'organiser leur vie. Certaines avaient trouvé leur bonheur en épousant des garçons sérieux et travailleurs qu'elles avaient rencontrés et avec lesquels elles menaient une vie sans histoire. Elles étaient toutes d'une beauté telle que même qu'elles étaient d'un milieu modeste et d'une intelligence moyenne elles étaient convoitées par des gens d'un rang élevé et de conditions meilleures. Les bonnes familles pauvres qui construisaient leur vie à la sueur de leur front et qui se mettaient à l'abri de toutes souillures n'étaient pas ignorées ni dénigrées dans la société. Les gens avaient tendance, en toute honnêteté et avec probité, de se rapprocher pour établir un lien durable qui pouvait justifier l'amour et marquer la valeur humaine transcendante. Frédéric Grondin, en homme d'affaire avisé, en un travailleur perspicace et acharné, ne pouvait mesurer la gravité de sa décision quand, un matin, il se dirigea vers le village de Tampon pour se renseigner et même pour chercher la fille qu'il avait entrevue la dernière fois qu'il s'était rendu dans le quartier. Ainsi la seule vue d'une personne avait pu déclencher dans son cœur un sentiment que seul l'amour pouvait en être responsable. Suivant son instinct à la lettre sans même raisonner il se présenta devant une maison à étage, ombragée de grands arbres importés. Quelques tecks, des chênes, des acajous et des araucarias formaient un gigantesque mur de protection et un bouclier naturel contre le mauvais temps. Un mur en pierres de taille, en haut duquel étaient fixés des solides grillages en fers forgés et pointus aux extrémités atteignant deux mètres, était recouvert par place des mousses et des lianes et était bordé des azalées, des bougainvilliers et des palmiers multipliant; un portail blindé à double battant accordait une mesure de sécurité à l'enceinte et indiquait les précautions nécessaires prises contre toute personne malveillante qui fréquentait le quartier. L'âme de Sitarane planait encore dans la région. Frédéric pouvait à peine deviner ce qu'il y avait de l'autre côté de ce mur. Il avait cogné plusieurs fois en écoutant un chien de garde aboyer à chaque fois avant d'entendre la voix lointaine d'une femme qu'il supposait être la domestique. Il entendit un léger cliquetis et vit s'ouvrir une petite fenêtre à travers laquelle il pouvait distinguer un visage brun et rond et des lèvres épaisses et vermoulues. Ce devait être la bonne. Il voulait savoir si une jeune fille aux cheveux châtains, au teint clair avec des yeux noisette habitait bien là. – Mamz'elle Nathalie. C'était le nom qu'elle avait prononcé. Elle était bien là mais quand elle lui demandait qui elle devait annoncer il ne savait quoi dire mais s'était ressaisi et avait tout simplement dit qu'il y avait une visite pour elle. Pendant qu'il attendait avec une certaine assurance sans laisser apparaître aucun signe d'inquiétude, il revoyait dans son imagination le plan qu'il avait concocté depuis plusieurs jours. Il ne décelait aucune faille et reposait toute sa confiance sur les premières impressions qu'il allait laissées. Quand de nouveau la petite fenêtre s'ouvrit c'était un joli visage de la Madone qui s'était apparu et lui donnait un choque. Apparu dans cet encadrement comme un tableau de Raphaël accroché au mur, ce visage, encore plus vrai que la peinture de ce grand artiste, considéré avec le plus grand soin et une toute particulière attention par Frédéric, paraissait tellement radieux et merveilleux que ce dernier avait les yeux à jamais fixés dessus et voulait demeurer ainsi pour toujours quand il fut retiré de son état de transe par ces paroles prononcées avec douceur — Oui, monsieur. Vous voulez me parler ? — Vous vous appelez bien mademoiselle Nathalie ? — Oui. Mais je ne vous connais pas. — Et bien non. Je m'appelle Frédéric et un de vos parents que j'ai eu l'honneur de rencontrer en ville en ma qualité de représentant m'a recommandé de venir vous présenter quelques échantillons de chapeaux de dernière mode et des toilettes qui seront susceptible de vous intéresser. J'ai emmené avec moi des catalogues que je me ferai une joie de vous présenter sans aucun engagement de votre part. Je suis absolument certain que vous ne serez pas déçue en jetant un coup d'œil à ces marchandises dont tout le monde en raffole actuellement. Je dois vous avouer qu'il me reste encore une quantité limitée et, si vous décidez d'acheter, je pourrai vous réserver quelques uns en priorité. — Je ne sais pas trop, Monsieur. A vrai dire ce n'est pas moi qui fais les achats des mes toilettes. D'ailleurs, des chapeaux, j'en ai suffisamment et ne les portes que les dimanches pour aller à la messe. Ensuite je ne peux pas vous recevoir pour des raisons personnelles. Je regrette de ne pouvoir être utile dans vos démarches. Je ne tiens pas à vous faire perdre votre temps et vous prie de bien remercier ce charmant parent qui a eu un pensant à mon égard. Adieu monsieur. — Attendez, je vous prie. Accordez-moi une petite minute. Peut-être j'aurai plus de chance avec vos parents. A quel moment puis-je passé pour les rencontrer ? — Puisque vous insistez vraiment, passez en fin de semaine. Vous aurez plus de chance de les rencontrer. Mais je crains que ma mère ne s'intéresse à tout cela. Vous pouvez essayer tout de même. Adieu monsieur.

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