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Mémoires d’une jeune fille libérée 1

22 Octobre 2020 , Rédigé par Kader Rawat

Mémoires d’une jeune fille libérée

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La naissance d'un enfant a toujours été un événement important dans l'histoire d'une famille. L'arrivée d'un premier enfant est attendue avec des sensations nouvelles, de fortes émotions, de grandes espérances et des joies immenses. La mère qui porte l'enfant pendant neuf longs mois, pénibles des fois, connaît seule les moments difficiles d’une première grossesse. Elle éprouve par contre un bonheur intense, malgré les douleurs, de pouvoir mettre au monde un être qui apporte lumières et félicités dans un foyer, et qui représente le symbole, la preuve de l'amour éprouvé par deux êtres. L'existence se voit soudée, consolidée et le père partage les mêmes émotions et les joies immenses.

Ma naissance coïncidait avec la fin de la deuxième guerre mondiale. C'était une période difficile pour la population de l'île de la Réunion, encore Colonie Française à l'époque. La pénurie des marchandises avait permis aux commerçants malhonnêtes de profiter de la situation. L’île ne parvenait pas à se relever de la misère. Des gens se regroupaient devant les portes des boutiques depuis tôt le matin avec le ticket de rationnement pour se procurer quelques kilos de manioc, de maïs ou de bacon. Plusieurs personnes sans scrupules furent arrêtées, traduites en justice et condamnées à payer de fortes amendes. Les ventes au marché noir étaient monnaie courante. Le temps était difficile, dur, impitoyable. Mais j'étais bien là, minuscule, nue comme un ver de terre, à pousser de grands cris aussitôt que le cordon ombilical fût coupé et qu'on m'éloigna de cette chaleur maternelle. On pourrait interpréter cela comme un signe distinctif de liberté. Pour maman, c'était la délivrance après m'avoir portée avec un courage exemplaire pendant toute cette période de grossesse. Je pesais si lourde, trois kilos cinq cents au moins, que l'accouchement avait duré longtemps. Heureusement que plusieurs personnes, prévenues pour l’occasion, s'étaient réunies ce jour-là, pour aider maman à me mettre au monde.

C'était un vendredi, juste après l'heure de la grande prière. Mon père était rentré au moment où j'étais encore dans les bras des personnes qui me donnaient mes premiers soins. Quand je fus déposée dans le berceau flambant neuf, qui se trouvait tout près du lit, mon père s'était approché de moi et avait donné l'Azan dans mon oreille droite et l'Ikamah dans mon oreille gauche. Tout enfant musulman qui vient de naître doit entendre cette attestation de foi et cet appel à l'adoration de son Créateur.

Je fus particulièrement admirée, dès ma venue au monde, par les grimaces que je faisais pour réclamer ma ration. Ma mère n'était pas en forme pour satisfaire ma demande de la journée. Elle aurait dû avoir recours au lait en poudre par boite que mon père procurait chez les commerçants qu'il connaissait en ville. Il était magasinier dans une entreprise commerciale qui venait d'ouvrir ses portes à Saint-Denis et qui était spécialisée dans l'importation des matériaux de construction.

 Au fait, mon père était originaire de l’île Maurice qu’on appelait aussi l’île sœur. Pendant que la guerre fit rage en Europe, mon père se rendait souvent à l’île de la Réunion pour vendre des marchandises dans les hauts. Il voyageait par bateau en trimbalant des valises remplies de bric à brac pour aller sillonner les sentiers des hauts afin d’écouler ses marchandises. C’était de cette manière qu’il gagnait sa vie. Ma mère vivait dans une famille nombreuse à la Montagne. C’était l’époque où de nombreuses familles quittaient la ville pour se réfugier dans les hauts par crainte que les allemands ne bombardent la Capitale. Ma mère était le cinquième enfant d’une famille chrétienne et devait avoir vingt ans quand elle connut mon père. C’était une belle fille, avec un teint clair, de longs cheveux châtains, un nez pointu et une physionomie à la Nastasia Kinsky de Tess d’Urberville.  La première fois que mon père l’avait vue, c’était un dimanche matin et elle revenait de l’église de la délivrance de Saint-Denis. Il était frappé par sa beauté, sa démarche nonchalante, sa désinvolture mais n’était pas encore amoureux d’elle. Mon père avait 22 ans à l’époque. Coiffé comme Rhett Butler dans Autant en emporte le vent, avec sa petite moustache mince au-dessus des lèvres, il dégageait un charme auréolé d’un charisme qui ne laissait pas insensibles les femmes. Mais ma mère n’était pas attirée par lui. Elle vivait dans une famille nombreuse au 15ème kilomètre et était suffisamment occupée avec ses frères et sœurs et répondait aux tâches ménagères dans la journée. Son père travaillait dans un atelier de fabrication des meubles au Port et il devait quitter la maison très tôt le matin pour ne rentrer que tard le soir. Sa mère était malade et ne pouvait pas assumer toute seule son ménage. Ma mère s’appelait Sylvie. Trois sœurs plus âgées étaient déjà mariées et vivaient dans les autres villes et villages de l’île. Un grand frère qui avait terminé ses études travaillait dans une société de transport basée dans l’ouest. Il occupait un logement à la Possession, à quelques kilomètres de son lieu de travail et s’était mis en ménage avec une fille qu’il avait rencontrée au Lycée Professionnel qu’il fréquentait à l’époque où il étudiait encore. Il venait leur rendre visite une ou deux fois par mois. Trois frères et deux sœurs entre huit et dix-sept ans étaient encore à la charge des parents.  Les trois frères étaient des internes dans un lycée situé à Saint-Denis et les deux sœurs fréquentaient l’école de la Montagne où elles se rendaient tôt le matin pour rentrer vers cinq heures de l’après-midi. Ma mère allait les chercher au bout du sentier, souvent munie d’un parapluie par ce qu’il pleuvait souvent dans la région.

Ma mère aimait se faire belle. Elle allait souvent en ville pour acheter des provisions pour la maison et profitait de l’occasion pour faire du lèche-vitrines dans les rues principales bien qu’elle n’ait pas d’argent pour se permettre de se faire plaisir. Elle admirait les belles robes exposées dans les vitrines des magasins, rêvait de porter des belles chaussures de marque et restait longtemps devant une bijouterie à admirer des chaînes en or, des bagues en diamants, des marquises et des colliers de perles.  Le hasard voulut qu’une fois en attendant le bus à la gare du Barachois, elle tomba face à face avec mon père qui venait de débarquer dans l’île et qui passait par là. Il avait insisté pour l’accompagner jusqu’à chez elle bien qu’elle n’ait pas pensé que cela était une bonne idée. Il s’était installé à côté d’elle dans le bus mais n’avait pas échangé un mot tout le long du voyage qui pour ma mère avait duré une éternité (ce qu’elle avait raconté plus tard dans ses anecdotes) tant elle éprouvait la crainte de se faire remarquer par les gens qui la connaissaient et réprimander par ses parents quand ils seraient informés, pour s’être affichée ainsi en public avec un homme. C’était un moment décisif pour ces deux personnes qui s’ignoraient le plus absolument possible et qui ne nourrissaient  l’un envers l’autre aucun sentiment qui aurait pu les rapprocher. Mais faut-il aussi comprendre qu’une telle démarche, aussi audacieuse qu’elle puisse paraître, était le déclic qui allait rapprocher deux êtres que tout séparait. C’était le déclenchement d’un mécanisme qu’aucune règle ne pouvait arrêter. Quand ma mère avait compris que cet homme s’intéressait à elle, elle n’en croyait pas. Elle ne pouvait comprendre comment cela était possible qu’un amour puisse exister entre cet homme dont elle ignorait tout de son histoire et elle-même qui était d’une confession différente. Pourtant dans son cœur innocent encore, se manifestaient des parcelles de l’élixir que l’homme avait injecté par ses regards, sa douceur, les quelques paroles qu’il avait à peine eu le temps de prononcer. Elle avait commencé à penser à lui. Et c’était à partir de là que cette pensée allait contaminer ses sentiments qui n’auraient pas de répit. Quand il se présenta devant la maison son cœur tressaillit. Elle commençait à éprouver pour lui des sentiments et le plus difficile restait à faire. Mon père était un homme qui était prêt à tout faire pour arriver à ses fins. Lui aussi vivait dans une famille nombreuse dont la situation financière était loin d’être confortable. Dix enfants au total dans une famille qui dépendait des revenus d’un père vieillissant et souffrant. Les enfants qui avaient atteint l’âge qui pouvait les permettre de se débrouiller n’avaient pas le choix. Beau Bassin où la famille vivait dans une vieille maison en tôle était une ville qui ne présentait à l’époque aucun attrait, et les perspectives de pouvoir trouver un travail étaient quasiment inexistantes. Chaque membre de la famille devait prendre sa destinée en main et d’essayer d’apporter ce qu’il pouvait pour contribuer à nourrir les autres.

L’île de la Réunion était encore une petite colonie française perdue dans l’océan indien. Elle présentait des potentialités que seules les personnes avisées sauraient reconnaître. Mon père faisait partie de cet infime nombre de gens qui étaient prêts à miser gros pour tirer tous les avantages possibles des situations encore précaires. Il avait décidé de poursuivre son avenir dans cette île en relevant tous les défis, affrontant tous les obstacles qui pouvaient entraver ses démarches.

Il avait tout simplement demandé à ma mère si elle accepterait de partager sa vie. Elle avait mis du temps pour prendre une décision et pour informer en même temps ses parents avant de donner son accord à mon père.

Il avait trouvé un logis dans la capitale et ils avaient commencé à vivre en couple. La guerre en Europe pris fin. Un an plus tard je fis mon entrée dans ce monde.

©Kader Rawat

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